samedi 17 mai 2014

Déluge d'Acier

Le grondement, terrible, c’est le premier souvenir que j’ai de ce réveil, après ce terrible cauchemar. A moins que le tremblement de terre, sous moi, ne fût que le début, brutal, du véritable délire qui me hanta pendant des mois.

Je me réveillais en sursaut, dans la même position où, épuisé, je m’étais assoupi. Quand ? Une heure avant ? Quinze minutes ? Ou seulement quelques secondes ? Toujours est-il que j’étais toujours là, vareuse ouverte, sous les pommiers pleins de fruits aigre doux qui tombaient à chaque explosion, là-haut, sur le remblai que nous venions de quitter.

La section était toujours au complet, couchée dans les herbes hautes et la terre humide, toujours détrempée par la rosée. Pourtant, le ciel d’été azur n’aurait pas dû laisser la moindre goutte d’eau en cette après-midi.
Je jetai un œil encore endormi sur mes camarades. La voix de stentor de Brauditsch, déjà ivre, essayait tant bien que mal de rasséréner le poupin Schmidt, aux joues encore roses et au nez, comme disait le grand poméranien qui lui faisait boire coup de cidre sur coup de cidre, plein de lait. Tout frais émoulu de la Hitlerjugend, dix-sept ans et toutes ses dents. Il tremblait un peu, mais essayait de boire au même rythme que le colosse qui lui tenait lieu de chaperon. Pour l’heure, ses joues étaient aussi rouges que celle de Brauditsch. Il fallait bien ça pour tenir sous l’orage d’acier.

La voix aigrelette de Kellmann résonnait, tandis qu’à chaque pomme tombée sur lui il rappelait encore le même souvenir, quand lui, le maigrelet étudiant de Stuttgart était dans les bras de sa grosse vache à lait d’Hilda. Il jetait un coup d’œil de myope à ses photos, les montrant à qui voulait bien, avant de se faire rabrouer. Pour l’heure, il était au côté de Hansenaü, un petit gars de Berlin qui sifflotait en se curant les doigts avec son crève-cœur. Pas drôle pour un sous, visage de rat et débrouillard comme pas deux, il était le seul qui se moquait bien de Kellmann et de tous les autres. Il s’en foutait de tout, tant qu’il avait le ventre plein, une combine à monter ou encore quelqu’un à poignarder. Son regard, bleu délavé, se perdait dans le petit trou où il faisait cuire, comme le sauvage Vendredi, des parts d’une vache trouvée morte dans le champ d’à côté. J’avais insisté pour que nous payons le propriétaire qui en profita pour nous vendre son cidre. De toute manière, pour ce que ça pouvait bien lui faire que ce soit eux ou nous, sa vache ne reviendrait pas à la vie et il valait mieux boire le liquide fermenté tant qu’il était encore bon.

Brauditsch vit que j’étais réveillé, et il me jeta une bouteille. Décachetant la cire, je me rinçais le gosier de la première cuvée de l’année, un petit cidre aigrelet, à peine bullé, mais qui aurait laissé  quand même une agréable impression en bouche, s’il n’avait pas été si acide. Un remerciement et, en échange, je lui envoyais une cigarette. C’était des roulés que j’avais stocké dans la poche de ma chemise, depuis quelques jours. En cas de coup dur. Et depuis le six juin les coups durs, il en pleuvait à verse dans ce beau temps de fin de printemps. A mon tour, je saisis une de mes cigarettes et l’allumait au briquet qui passait de main en main. J’inspirais profondément, avant de recracher un nuage de fumée. Quelqu’un, plus loin, dit que nous étions inconscients. Un merde senti de Brauditsch les envoya à leurs affaires. De toute manière, au-dessus, sur le remblai, ce n’était pas de la fumée mais un véritable incendie, celui de véhicules que les avions aux étoiles blanches venaient frapper depuis des heures. Une odeur de mazout et de cordite imprégnait l’air, mêlée à l’odeur âcre du sang, de la sueur et déjà, des chevaux et des morts, ceux pas assez rapides pour éviter la rafale d’obus en bondissant dans le fossé puant.

Nous n’avions qu’à attendre. Un nuage, un orage ou la nuit, les frelons se lasseraient bien de leurs proies à un moment. Pourtant, régulièrement, une bombe explosait, lourde, s’enfonçant dans la terre grasse et meuble de Normandie, et la faisait trembler à des centaines de mètres à la ronde. Face à ce déluge de feu, il n’y avait rien à faire qu’attendre, fumer, boire et manger un steak cuit à point, en essayant d’oublier que la vache morte affolée était aussi raide que du cuir et que Hansenaü n’avait rien trouvé de mieux que du mazout pour faire son trou à feu.

Quelqu’un maudit les américains, leurs mères et leurs sœurs, et conchia les anglais. Mais une voix de stentor le coupa de suite. Ramkin était revenu, en se faufilant. Le sergent, notre père à tous. Une autre voix essaya de lui dire qu’on n’était quand même pas dans la merde, contrairement aux officiers à Saint Germain en Laye ou en Prusse Orientale, mais pour couper court au débat, en plus d’envoyer une pêche bien sentie à l’impudent, il ajouta, de sa voix caverneuse de tyrolien :

« Vos gueules maintenant, c’est qu’une ondée de printemps. Et ça pourra jamais être pire que là-bas »


Le même frisson pris tous les hommes, sauf Schmidt, trop jeune. Je sentais encore les frimas de l’hiver de ce là-bas, la glace qui avait à jamais imprégné mon âme d’un froid qui jamais ne me quitterai plus. Là-bas. Là où des centaines de camarades étaient morts, frappés par le gel ou une balle. Mort miséricordieuse peut-être, contrairement à ceux qui reculaient encore face au rouleau compresseur et ceux, les plus malchanceux, qui avaient perdu un bras ou une jambe et trainaient maintenant dans Berlin, Hambourg ou Breslau réduites par les bombardements des Alliés. Culs de jattes et amputés avaient peut-être une once plus de chance que les prisonniers, qui souffraient encore plus que ceux que nous avions fait, là-bas, si loin à l’Est, dans une guerre sale qui me marquera à jamais. Tant de souvenir et d’horreur, mais le pire, peut-être, c’était ce froid, qui me rappelait les combats au corps à corps, les armes enrayées, les dagues fragilisées par le gel qui se brisaient. Alors, on se battait au milieu des cadavres déjà roidis par la neige et les vents. On se battait, à coups de dents, gencives saignantes tant du sang des ennemis que des gelures et des manques qui écorchaient nos lèvres, à coups de poings, de pieds, avec tout ce qui nous tombait sous la main. Là-bas, là où nous avions tous perdu une part de ce qui faisait de nous des humains. Là-bas, où règne l’Inhumanité…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire