jeudi 15 mai 2014

Ballade, chanson et rhapsode

Phalène avait choisi un lai elfique, triste et ancien, mais à la fois rapide et féérique. Oui, Corwynn connaissait bien cette histoire, une des préférées d’Aeris CoeurSoleil. Alors, doucement, tandis que la voix de son hôte s’élevait cristalline et pure dans l’air de la grotte, il l’accompagna, suivant son rythme dans une chanson qu’il n’avait pas joué depuis près de cent ans.

Ses doigts furetaient le long des cordes, pinçant là, caressant ici, toujours en mouvement, souples et rapides. Il suivait la voix de la fille-fée, tantôt triste et mélancolique, parfois rieuse et moqueuse, tout le temps sublime.
Ce n’était qu’une petite chanson, et pourtant, dans toutes les octaves et les contrepoints que la demoiselle prenait Corwynn, les yeux fermés, y décelait la profondeur de l’immortalité. La Dame au Corbeau volait dans un ciel azur hors du temps, et pourtant, entre les Ténèbres et la lumière se dessinaient une unique chose : la Pureté.

Tels étaient les sentiments de Tristelune, tandis que la fille fée chantait son lai, ni trop vif, ni trop rapide, douceur mêlée à une puissance vocale. Sous ses paupières closes, le Lucifuge revoyait la pâleur de la gorge d’Aeris, la blondeur de ses cheveux et, presque, l’entièreté de ses nobles traits que sa mémoire vacillante avait quasiment oubliés. Oui, dans le noir de son esprit, il percevait la petite fille fée, qui se mêlait, inconsciente, aux traits de son aimée. Ses gestes, ses paroles, tout était un calcul impossible, une danse harmonique du corps qui reflétait son âme. Tout son corps était tendu, comme celui du Lucifuge sur sa harpe, pour expulser le son parfait de sa poitrine qui n’était guère menue. Mais plus que la gorge et le torse, ce qui était impressionnant dans la technique de ce petit bout de femme, c’était la plénitude du tout. L’harmonie venait du ventre, se répandait délicieusement dans ses membres, remontait le long de sa colonne vertébrale pour exploser, enfin, dans un jaillissement de pur plaisir.

C’était quasiment ce que faisait Corwynn sur sa harpe, mais quasiment aussi tout son contraire. Alors que la demoiselle cherchait la Lumière et la plénitude du calme, le harpiste, lui, plongeait dans la musique tout en force et ténèbres. Tandis qu’elle s’envolait, lui décidait de plonger dans un torrent noir de son. Sans discordance aucune, il glissait dans sa gestuelle tristesse, orgueil et puissance, tout en affirmant ce qu’il était, un être qui ne reverrait plus jamais la lumière de Yehadiel.

Contrepoint au chant, la harpe elle murmurait les secrets chtoniens de la Terre. Sa harpe murmurait le vent lourd qui faisait frissonner les lacs noirs sous terrains, elle faisait ressentir l’humus de la forêt et la vie qui fourmillait là où plongeaient les racines des grands arbres, elle glissait lentement dans les profondeurs dans un infime grondement, tel l’éclat bruyant d’une goutte d’eau s’échappant d’une stalactite. Et puis, doucement, il remonta pour accompagner sa compagne du soir. Ses doigts, toujours plus souples, toujours plus rapides, se conformaient aux murmures de la fille fée. Il remontait l’aven du chant pour aboutir enfin dans les nuées, lui qui en était le Prince et, sans même qu’il en fût réellement conscient, sa harpe appela les élémentaires ses frères qui se mirent à danser une sarabande éternelle tandis que la Dame au Corbeau faisait éclater l’acmé de sa chanson.


 Maintenant, doucement, elle retombait, elle qui venait d’atteindre la perfection. Alors, en quelques délicats pincements, le Lucifuge redescendit avec elle, chassant la nuée qui avait régné un temps dans cet espace fermé. Tout doucement, les dernières notes s’envolèrent, pour laisser place, tendrement, aux plaisirs du silence. Dernier frisson sur la harpe, dernier frisson de la poétesse, dernier frisson de deux corps qui venaient d’atteindre, un instant, parfait, la plénitude de la Création.

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