Les sous-sols de l’arène. Un monde à part. Un monde que
personne n’a envie de connaître, pas même notre public si friand de notre sang
qui tombe goutte à goutte sur le sable, qui l’absorbe doucement le soir venu,
repus par des heures de combats. Aux dernières lueurs du jour, quand les
meilleurs gladiateurs entrent dans l’arène, le peuple s’est déjà pourléché de l’odeur
du sang, maintenant, ils veulent se gaver du vrai combat, de celui des dieux du
stade. Mais qui voudrait descendre dans l’enfer des souterrains, là où la
sciure et le sable mêlée au sang coule parfois, entre deux lattes fendues ?
Qui voudrait venir sentir l’odeur des fauves mélangées à celle des viscères qui
se répandent dans un gargouillis. Odeur de sang, odeur de merde, odeur de mort.
Un avant-goût de notre petit enfer personnel. Pourtant, en entrant dans les
souterrains, en m’asseyant sur le banc de pierre froide, éclairé par quelques
chiches lumières de torches résineuses et de lampes à huiles qui noircissent
les plafonds tout en empuantissant un air déjà vicié, je me sens chez moi.
Je me revois, tout jeune mirmillon. Je venais de passer cinq
années dans la Légion. Cinq années à verser mon sang sur la frontière, au-delà
des barrières montagneuses. Cinq années de combats dans la nuit, d’escarmouches
rapides et brutales. Jamais une grande bataille comme mon père me les avait
contées, quand j’étais qu’un gosse. Etrange ce qu’un gamin peut gober. Pour
avoir connu la guerre, il n’y a pas de héros, sauf les morts, qui nous suivent
et attendent patiemment que ce soit notre tour. C’est sûrement avec eux que mon
paternel discutait, les yeux grands ouverts, dans la nuit noire, éclairé d’une
seule lampe, accoudé à la table familiale, un cruchon de vin à la main. Je l’avais
surpris une nuit, et je n’ai compris que bien plus tard que tout ce qu’il me
racontait n’était que du vent, paroles en l’air pour essayer de chercher un
réconfort dans mes yeux ébahis.
La réalité est plus crue. Ce sont les mêmes odeurs que dans
l’arène, au grand air. Les cris des amis qui pleurent leur mère, perdus dans l’humeur
humide du fleuve et du guet pour lequel on s’est battu. Je me souviens d’un
tout jeune gamin, enfin, il n’avait que quelques années de moins que moi, mais
j’étais un vétéran. Il avait l’air calme, les yeux grands ouverts regardant le
ciel brumeux de Galatia. Couché dans les joncs, on aurait pu croire qu’il
piquait un somme, si ce n’étais la large tâche noire qui s’égouttait lentement
de sa gorge béante, mêlant son fluide vital au grand fleuve qui protégeait des
barbares Tarsalia. Je me souviens des hennissements des chevaux, terribles
plaintes encore plus déchirantes que celle de nos amis, que l’on achevait d’un
coup de dague. Non, la guerre est la pire mocheté que l’homme n’ait jamais
inventé, et pourtant…Pourtant nous nous complaisons à la faire, à répandre le
sang, à briser les os et ôter l’étincelle de vie qui disparaît dans le dernier
souffle de notre ennemi. Je n’ai pas à rougir de mes exploits, de simple
soldat, j’étais devenu décurion avant de quitter la légion, dans un parcours
qui puait la mort. J’avais tué tout comme j’avais versé mon sang, et j’aimais
cette violence. C’est sûrement pour ça que je suis entré dans l’arène.
Légionnaire aguerri, il ne fallait plus qu’un bon laniste pour me dégrossir et
donner un sens à mes combats. Le spectacle, l’appel de la foule. L’argent
coulait à flot pour ceux qui vont mourir. La seule façon de racheter les dettes
de mon père, ce vieil ivrogne mort dans ses vomissures quand je me battais,
là-bas, par-delà les Monts d’Argent.
J’avais réussi à quitter les arènes, invaincu. Mon surnom,
le légionnaire, courait sur toutes les bouches. Et puis j’avais croisé le
regard de Tyssania. C’était une esclave galate, une simple fille de taverne que
les membres du ludus côtoyaient, mais elle m’avait volé mon cœur. Désormais, je
savais que quelqu’un tremblait pour moi quand je combattais, et cela faussait mes
sens, amenant une crainte que je savais dominer. Il était temps de prendre ma
retraite. A cet époque, je n’avais jamais imaginé revenir, j’avais rompu avec
mon passé. C’est ce que je croyais. La vie est une catin, mais je n’avais pas à
m’en plaindre, jusqu’à quelques jours. Et maintenant, j’avais le choix de ma
propre mort. J’aurais pu dire que c’était injuste, j’aurais pu vouloir en
finir, maintenant. Saisir mon rasoir et m’ouvrir les veines d’un trait. Mais
non. Quelque chose me retenait. L’espoir ? Ou l’envie de donner un dernier
spectacle, de livrer une dernière danse de mort, et prouver que j’étais le
meilleur, malgré Succulus, malgré l’imperator, malgré les Dieux ? Je n’en
ai pas la moindre idée. Pourtant, en entrant dans l’arène, un énorme poids m’avait
été enlevé. J’avais envoyé Tyssania et Alba, grâce à un ami marchand et sous la
surveillance de Psamuthis à Tarsalia. J’avais investi dans plusieurs affaires,
elle ne manquerait de rien, même si je devais mourir. Tyssania avait essayé de
regimber, et la petite n’avait pas bien compris, mais le gypto m’avait bien
aidé grâce à quelques herbes pour endormir ma compagne et raconté une belle
histoire à Alba. A l’heure qu’il était, les deux femmes de ma vie étaient sur
une robuste nef. Je pouvais donc me consacrer à ma mort.
J’étais assis contre le mur. J’entendais les hurlements de
la foule. La chasse avait eue lieue après les combats des jeunes. Le sang avait
été répandu. Devant moi, un archer, à peine vingt ans, avait été trainé. Un
ours s’était acharné à griffer son torse avant d’enfoncer une gueule béante
dans les entrailles du chasseur. D’autres gamins étaient passés, certains clopinclopant,
portés par leurs camarades, d’autre sur une civière. Ces derniers certains
respiraient encore, et auraient une petite chance de survivre s’ils passaient
la nuit, les Arènes ayant les meilleurs médicastres d’Aeterna. Les autres, le
voile qu’on avait posé sur leur visage cachait un regard vitreux, et bientôt on
traînerait leur corps dans la ménagerie pour nourrir les fauves qui avaient bien
combattu.
Les yeux mi-clos, j’écoutais la rumeur sourde des
spectateurs dans la fraîcheur caverneuse des sous-sols. Bientôt, ça serait l’heure
des combats des professionnels, des hommes d’expériences qui avaient plus de
dix combats. Une foule de petites gens passaient, des dompteurs traînaient un
lion au visage maculé de sang, des lanistas venaient donner quelques douceurs à
leurs jeunes poulains. Même des femmes, parfois nobles, se glissaient pour recueillir
la sueur de ceux qui avaient combattus, ou s’offrir à eux dans des orgies
frisant l’indécence en faisant participer leurs petites esclaves négrillonnes venues
tout droit d’Ifrikia. La force des traditions d’Aeterna. On disait même que l’Imperator
et sa femme faisaient venir les meilleurs, les plus robustes, pour des combats
privés dans l’enceinte du palais, au milieu des orgies de nourriture, de
boissons et de sexe de la cour impériale…Douce déliquescence d’un pouvoir perverti.
Cela ne choquait nullement, tant que le peuple avait ses pains et ses jeux.
Une grande ombre me surplomba dans la lumière chiche de la
rampe d’accès à l’arène. J’ouvris mes yeux, coupés dans ma transe légère d’avant
combat. Un grand visage négroïde, tout en méplat, me souriait. Octavio l’Ifrikien.
Un bon ami qui travaillait pour Alkaïos. Il me tendit un bras puissant que je
saisis, tout comme lui le mien, à la mode des guerriers, la seule différence c’est
que ses muscles de bûcherons faillirent me casser mon poignet. Derrière lui
venait Crixus le Galate. Lui ne souriait pas, mais je ne l’avais jamais vu
sourire en fait. Sa moustache était toujours bien peigné, tout comme ses
cheveux relevé en brosse avec un immonde gel à base de savon de soude, de
beurre rance et de sang séché qu’il abusait avec conviction, tout en dégageant
une odeur rendue encore plus méphitique avec les huiles dont tous les
gladiateurs oignaient leurs corps puissants. Ils sentaient la sueur, le cuir et
l’acier. Comme moi. Et comme moi, ils avaient vieilli. Si le crâne rasé d’Octavio
n’avait pas changé, son corps autrefois tout en muscle semblait un peu empâté.
Crixus était toujours aussi maigre, mais ses cheveux et sa moustache
parfaitement taillés étaient striés de poils d’argents que je ne lui avais pas connus
sept années auparavant.
Octavio était vêtu en mirmillon, comme moi, au vu de sa
manière d’être bâti. Crixus, un peu plus petit que moi, préférait l’agilité du
rétiaire. Deux hommes très différents. Deux maîtres d’armes. Deux vieux amis,
qui auraient dû aussi prendre leurs retraites.
« Alors gamin, tu es revenu toi aussi ? »
« Bah, j’allais pas laisser des ancêtres comme vous se
battre et me ravir ma gloire » mon air était un peu pincé en disant cela.
Crixus devait l’avoir vu, mais Octavio s’en moquait, il était fait pour une vie
de combat, et mourir sur le sable était pour lui une récompense.
« Tu te bats contre Lysinias ? Une bête teigneuse.
Et rapide en plus. Gare à toi Rufino. On est plus tous jeune » Crixus, en
disant cela, trahissait son émotion, mais aussi le fait qu’il avait vieilli, et
qu’il n’avait pas envie d’être ici.
« Bah, il n’en fera qu’une bouchée, et nous de même
avec les autres gamins. Une belle bataille avant que les deux champions n’entrent
dans l’arène. On va leur ouvrir l’appétit gamin. Pour toi ! »
Une grimace traversa mon visage. Crixus rit, d’un rire sobre
et carnassier.
« Vieille baderne, bas-toi pour Rufino, mais moi c’est
pour moi que je le fais, et enfin sortir d’ici, avec une belle bourse dans la
poche. »
« Que tu dépenseras en putains avec moi, je me suis
toujours demandé combien de temps tu pouvais tenir la cadence grincheux »
Octavio riait à gorge déployé, tout en donnant une tape de son épée sur l’épaule
protégée du Galate.
J’allais dire quelque chose, essayer d’entrer dans la
conversation, quand les trompes sonnèrent. Alkaios venait de passer. Il me jeta
un regard peiné, avant de grommeler quelque chose qui se perdit dans le tumulte
des guerriers qui arrivaient. Un dernier sourire d’Octavio, une bourrade de
Crixus, et mes deux amis montèrent la rampe vers le soleil…
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