mercredi 29 janvier 2014

Rufino 3 "la voie du sang"

Les sous-sols de l’arène. Un monde à part. Un monde que personne n’a envie de connaître, pas même notre public si friand de notre sang qui tombe goutte à goutte sur le sable, qui l’absorbe doucement le soir venu, repus par des heures de combats. Aux dernières lueurs du jour, quand les meilleurs gladiateurs entrent dans l’arène, le peuple s’est déjà pourléché de l’odeur du sang, maintenant, ils veulent se gaver du vrai combat, de celui des dieux du stade. Mais qui voudrait descendre dans l’enfer des souterrains, là où la sciure et le sable mêlée au sang coule parfois, entre deux lattes fendues ? Qui voudrait venir sentir l’odeur des fauves mélangées à celle des viscères qui se répandent dans un gargouillis. Odeur de sang, odeur de merde, odeur de mort. Un avant-goût de notre petit enfer personnel. Pourtant, en entrant dans les souterrains, en m’asseyant sur le banc de pierre froide, éclairé par quelques chiches lumières de torches résineuses et de lampes à huiles qui noircissent les plafonds tout en empuantissant un air déjà vicié, je me sens chez moi.

Je me revois, tout jeune mirmillon. Je venais de passer cinq années dans la Légion. Cinq années à verser mon sang sur la frontière, au-delà des barrières montagneuses. Cinq années de combats dans la nuit, d’escarmouches rapides et brutales. Jamais une grande bataille comme mon père me les avait contées, quand j’étais qu’un gosse. Etrange ce qu’un gamin peut gober. Pour avoir connu la guerre, il n’y a pas de héros, sauf les morts, qui nous suivent et attendent patiemment que ce soit notre tour. C’est sûrement avec eux que mon paternel discutait, les yeux grands ouverts, dans la nuit noire, éclairé d’une seule lampe, accoudé à la table familiale, un cruchon de vin à la main. Je l’avais surpris une nuit, et je n’ai compris que bien plus tard que tout ce qu’il me racontait n’était que du vent, paroles en l’air pour essayer de chercher un réconfort dans mes yeux ébahis.

La réalité est plus crue. Ce sont les mêmes odeurs que dans l’arène, au grand air. Les cris des amis qui pleurent leur mère, perdus dans l’humeur humide du fleuve et du guet pour lequel on s’est battu. Je me souviens d’un tout jeune gamin, enfin, il n’avait que quelques années de moins que moi, mais j’étais un vétéran. Il avait l’air calme, les yeux grands ouverts regardant le ciel brumeux de Galatia. Couché dans les joncs, on aurait pu croire qu’il piquait un somme, si ce n’étais la large tâche noire qui s’égouttait lentement de sa gorge béante, mêlant son fluide vital au grand fleuve qui protégeait des barbares Tarsalia. Je me souviens des hennissements des chevaux, terribles plaintes encore plus déchirantes que celle de nos amis, que l’on achevait d’un coup de dague. Non, la guerre est la pire mocheté que l’homme n’ait jamais inventé, et pourtant…Pourtant nous nous complaisons à la faire, à répandre le sang, à briser les os et ôter l’étincelle de vie qui disparaît dans le dernier souffle de notre ennemi. Je n’ai pas à rougir de mes exploits, de simple soldat, j’étais devenu décurion avant de quitter la légion, dans un parcours qui puait la mort. J’avais tué tout comme j’avais versé mon sang, et j’aimais cette violence. C’est sûrement pour ça que je suis entré dans l’arène. Légionnaire aguerri, il ne fallait plus qu’un bon laniste pour me dégrossir et donner un sens à mes combats. Le spectacle, l’appel de la foule. L’argent coulait à flot pour ceux qui vont mourir. La seule façon de racheter les dettes de mon père, ce vieil ivrogne mort dans ses vomissures quand je me battais, là-bas, par-delà les Monts d’Argent.

J’avais réussi à quitter les arènes, invaincu. Mon surnom, le légionnaire, courait sur toutes les bouches. Et puis j’avais croisé le regard de Tyssania. C’était une esclave galate, une simple fille de taverne que les membres du ludus côtoyaient, mais elle m’avait volé mon cœur. Désormais, je savais que quelqu’un tremblait pour moi quand je combattais, et cela faussait mes sens, amenant une crainte que je savais dominer. Il était temps de prendre ma retraite. A cet époque, je n’avais jamais imaginé revenir, j’avais rompu avec mon passé. C’est ce que je croyais. La vie est une catin, mais je n’avais pas à m’en plaindre, jusqu’à quelques jours. Et maintenant, j’avais le choix de ma propre mort. J’aurais pu dire que c’était injuste, j’aurais pu vouloir en finir, maintenant. Saisir mon rasoir et m’ouvrir les veines d’un trait. Mais non. Quelque chose me retenait. L’espoir ? Ou l’envie de donner un dernier spectacle, de livrer une dernière danse de mort, et prouver que j’étais le meilleur, malgré Succulus, malgré l’imperator, malgré les Dieux ? Je n’en ai pas la moindre idée. Pourtant, en entrant dans l’arène, un énorme poids m’avait été enlevé. J’avais envoyé Tyssania et Alba, grâce à un ami marchand et sous la surveillance de Psamuthis à Tarsalia. J’avais investi dans plusieurs affaires, elle ne manquerait de rien, même si je devais mourir. Tyssania avait essayé de regimber, et la petite n’avait pas bien compris, mais le gypto m’avait bien aidé grâce à quelques herbes pour endormir ma compagne et raconté une belle histoire à Alba. A l’heure qu’il était, les deux femmes de ma vie étaient sur une robuste nef. Je pouvais donc me consacrer à ma mort.

J’étais assis contre le mur. J’entendais les hurlements de la foule. La chasse avait eue lieue après les combats des jeunes. Le sang avait été répandu. Devant moi, un archer, à peine vingt ans, avait été trainé. Un ours s’était acharné à griffer son torse avant d’enfoncer une gueule béante dans les entrailles du chasseur. D’autres gamins étaient passés, certains clopinclopant, portés par leurs camarades, d’autre sur une civière. Ces derniers certains respiraient encore, et auraient une petite chance de survivre s’ils passaient la nuit, les Arènes ayant les meilleurs médicastres d’Aeterna. Les autres, le voile qu’on avait posé sur leur visage cachait un regard vitreux, et bientôt on traînerait leur corps dans la ménagerie pour nourrir les fauves qui avaient bien combattu.

Les yeux mi-clos, j’écoutais la rumeur sourde des spectateurs dans la fraîcheur caverneuse des sous-sols. Bientôt, ça serait l’heure des combats des professionnels, des hommes d’expériences qui avaient plus de dix combats. Une foule de petites gens passaient, des dompteurs traînaient un lion au visage maculé de sang, des lanistas venaient donner quelques douceurs à leurs jeunes poulains. Même des femmes, parfois nobles, se glissaient pour recueillir la sueur de ceux qui avaient combattus, ou s’offrir à eux dans des orgies frisant l’indécence en faisant participer leurs petites esclaves négrillonnes venues tout droit d’Ifrikia. La force des traditions d’Aeterna. On disait même que l’Imperator et sa femme faisaient venir les meilleurs, les plus robustes, pour des combats privés dans l’enceinte du palais, au milieu des orgies de nourriture, de boissons et de sexe de la cour impériale…Douce déliquescence d’un pouvoir perverti. Cela ne choquait nullement, tant que le peuple avait ses pains et ses jeux.

Une grande ombre me surplomba dans la lumière chiche de la rampe d’accès à l’arène. J’ouvris mes yeux, coupés dans ma transe légère d’avant combat. Un grand visage négroïde, tout en méplat, me souriait. Octavio l’Ifrikien. Un bon ami qui travaillait pour Alkaïos. Il me tendit un bras puissant que je saisis, tout comme lui le mien, à la mode des guerriers, la seule différence c’est que ses muscles de bûcherons faillirent me casser mon poignet. Derrière lui venait Crixus le Galate. Lui ne souriait pas, mais je ne l’avais jamais vu sourire en fait. Sa moustache était toujours bien peigné, tout comme ses cheveux relevé en brosse avec un immonde gel à base de savon de soude, de beurre rance et de sang séché qu’il abusait avec conviction, tout en dégageant une odeur rendue encore plus méphitique avec les huiles dont tous les gladiateurs oignaient leurs corps puissants. Ils sentaient la sueur, le cuir et l’acier. Comme moi. Et comme moi, ils avaient vieilli. Si le crâne rasé d’Octavio n’avait pas changé, son corps autrefois tout en muscle semblait un peu empâté. Crixus était toujours aussi maigre, mais ses cheveux et sa moustache parfaitement taillés étaient striés de poils d’argents que je ne lui avais pas connus sept années auparavant.
Octavio était vêtu en mirmillon, comme moi, au vu de sa manière d’être bâti. Crixus, un peu plus petit que moi, préférait l’agilité du rétiaire. Deux hommes très différents. Deux maîtres d’armes. Deux vieux amis, qui auraient dû aussi prendre leurs retraites.

« Alors gamin, tu es revenu toi aussi ? »

« Bah, j’allais pas laisser des ancêtres comme vous se battre et me ravir ma gloire » mon air était un peu pincé en disant cela. Crixus devait l’avoir vu, mais Octavio s’en moquait, il était fait pour une vie de combat, et mourir sur le sable était pour lui une récompense.

« Tu te bats contre Lysinias ? Une bête teigneuse. Et rapide en plus. Gare à toi Rufino. On est plus tous jeune » Crixus, en disant cela, trahissait son émotion, mais aussi le fait qu’il avait vieilli, et qu’il n’avait pas envie d’être ici.
« Bah, il n’en fera qu’une bouchée, et nous de même avec les autres gamins. Une belle bataille avant que les deux champions n’entrent dans l’arène. On va leur ouvrir l’appétit gamin. Pour toi ! »

Une grimace traversa mon visage. Crixus rit, d’un rire sobre et carnassier.

« Vieille baderne, bas-toi pour Rufino, mais moi c’est pour moi que je le fais, et enfin sortir d’ici, avec une belle bourse dans la poche. »

« Que tu dépenseras en putains avec moi, je me suis toujours demandé combien de temps tu pouvais tenir la cadence grincheux » Octavio riait à gorge déployé, tout en donnant une tape de son épée sur l’épaule protégée du Galate.


J’allais dire quelque chose, essayer d’entrer dans la conversation, quand les trompes sonnèrent. Alkaios venait de passer. Il me jeta un regard peiné, avant de grommeler quelque chose qui se perdit dans le tumulte des guerriers qui arrivaient. Un dernier sourire d’Octavio, une bourrade de Crixus, et mes deux amis montèrent la rampe vers le soleil…

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