mardi 28 janvier 2014

Rufino 2, "Tu as toujours le choix"

La journée d’été était déjà bien avancée. Sur mon cheval, en haut du coteau, Je regardais mes terres, le prix de son sang et celui de cent hommes. J’avais parcouru un si long chemin, des légions jusqu’à ce jour, en passant par cinq années de durs combats dans l’arène pour recréer la richesse de mon patrimoine, dilapidé pièces par pièces par mon ivrogne de père. Je ne lui en voulais pas, chaque homme avait ses démons, les siens étaient le jeu et l’alcool. En échange, j’avais appris à vivre ma peine, l’arme au poing, être un guerrier là où les autres se contentaient d’être des moutons. Toujours se battre pour vivre, mais aussi vivre pour se battre. J’avais cette part de violence en moi, c’était mon héritage, et je n’avais pas à en rougir. Jamais, il ne faut jamais rougir du sang que nos ancêtres nous ont offert, ce sang, riche et fort, qui coule dans nos veines, et que l’on perpétue au travers de nos enfants. J’étais Aeternien, et pour l’honneur de la Ville, pour ma famille et pour moi-même, j’étais prêt encore à sacrifier des litres de ce liquide carmin.

Psamuthis, le maître-chais, me tira de ma rêverie. Maigre et ascétique, le crâne soigneusement rasé où seule une houppette de crin blanchi indiquait qu’il avait eu autrefois des cheveux, le gypto s’avança, un demi-sourire aux lèvres qui faisait relever ses hautes pommettes.

« Une année parfaite messire, si il ne pleut pas trop dans le mois prochain, le vin sera d’une excellente qualité. Un grand cru ! »

« Grâce à toi Psamuthis, grâce à toi, et au travail que tu as fourni. »

Le compliment n’était pas vain, le petit homme venu de l’autre côté de la Grande Bleue avait un talent rare pour croiser les ceps et obtenir un breuvage exquis, sans compter ses connaissances des herbes qui améliorait la qualité de vinification et la durée avant que la boisson liquoreuse ne tourne aigre. En guise de remerciement, son sourire s’agrandit un peu  plus. Je ne savais de Psamuthis seulement ce que ce dernier avait bien voulu me dire. Il se disait issu de la caste des alchimistes d’un des temples des mille dieux de ce territoire si lointain. Il avait appris là-bas l’art du brassage et celui de faire exhaler au raisin des odeurs divines, mais tout cela ne l’empêchait pas de garder un certain mystère sur la raison de son arrivée en Aeterna. D’un autre côté, il travaillait bien, avec efficacité et sans jamais m’avoir trahi. Je ne lui demandais rien d’autres, et il me le rendait bien. Le gypto allait ajouter quelque chose, quand on entendit un âne braire à toute force. Timon grimpait le coteau à grand renfort d’insultes de son petit ânon, seule monture qu’il n’avait jamais voulu monter. Il était rouge et transpirait fort tout en ahanant comme un soufflet de forge.

« Patron…Patron…Le jeune Carsinus vient d’arriver en courant…Des hommes d’armes viennent pour vous, sur la grande route… »

Il avait dévalé des flancs de sa monture en hurlant. Il n’avait rien d’autre à dire, et Psamuthis essayait de le calmer. Moi, je me retournais vers la route. La petite colline, sommet de mon domaine,  donnait une vue parfaite sur elle. Et effectivement, à un pas de sénateur, un nuage de poussière avançait. Au soleil de midi, on voyait des armures et des piques jeter des reflets d’argent dans l’air limpide, tandis que les hommes qui les portaient escortaient un palanquin qui brillait lui aussi de mille feux.

« Carisnus a-t-il dit quelque chose d’autre ? »

« Non maître. En dehors que ces hommes portent la pourpre, et qu’ils sont dirigés par un guerrier qui a une blessure au front. » Timon grattait son moignon en se concentrant « Et que l’homme dans le palanquin est un obèse ».

Je pâlis. La pourpre, un seul corps des légions la portait, la garde impériale. La description sommaire des deux chefs me disait qui étaient mes visiteurs. Alkaios le laniste, et, bien plus dangereux, Succulus. L’âme damnée de l’Imperator.

***

Quand j’entrais dans ma demeure, les impériaux étaient déjà là. Ils me toisaient dans leurs armures de fer poli pour éclairer comme l’argent céleste, leur chef, un jeune noble goguenard juché sur un cheval. Leurs lourdes capes n’étaient pas adaptées à la saison, mais ils se tenaient bien droits autour du palanquin. Ce dernier avait été porté par un groupe d’esclaves qui se reposaient maintenant à l’ombre. Tous noirs, nus, les cheveux retenus en une complexe coiffure de tresses perlées. Leurs corps huilés resplendissaient dans l’ombre, à moins que ce ne soit la fatigue de la route et la sueur. Ils s’échangeaient des outres d’eaux, leurs regards perdus, brisés, baissés sur la terre.

Tyssania est debout dans la grande salle, resplendissante dans une robe verte, mais ses yeux jettent des regards noirs à Alkaios. Elle tient dans ses bras la petite Alba, qu’elle serre contre elle très fort. Succulus lui est assis, me tournant le dos, et dévore un plat d’olive, ses doigts gras et boudinés luisant de l’huile dans lequel baignent les fruits. Il a déjà avalé un demi-pain rond avec des sardines en saumure, que nous ne mangions qu’au cours d’un repas avec la famille élargie. Et l’obèse, pour faire passer sa bâfrerie, avalait à grande gorgée un cruchon de vin qui, à l’odeur, n’était pas coupé d’eau.

Psamuthis et Timon me suivaient de près. Je jetais un coup d’œil à Alba, lui souriant, avant de calmer sa mère d’un geste. Alkaios me jeta un regard étrange, à l’évidence, il n’avait pas envie d’être là. Il bougea imperceptiblement, mais cela suffit à Succulus pour comprendre que j’étais arrivé.

« Légionnaire Rufino, entre donc, et viens partager mon festin » son ton était gouailleur, et sa voix de fausset tranchait avec le gras de ce corps. Je passe de l’autre côté de la table et m’assied, invité dans ma propre maison. Le regard du maître des plaisirs de l’empereur semble rieur, mais une méchanceté brille aussi, cupide, au fond de ses prunelles noires de jais.

Ses yeux sont entourés de khôl, ses sourcils ayant été rasés. Ses joues glabres pendent comme celle d’un morse de l’île de la Puissante. Il est vêtu d’une toge luxueuse en soie couverte de restes de repas. Et pourtant, la puissance émane de celui qui a l’oreille de l’imperator. A son cou, le pendentif de sa charge, babiole en bronze qui tranche avec les anneaux d’ors et de pierres précieuses qui encerclent ses doigts boudinés. Il interrompt ma contemplation.

« Tu n’as pas faim légionnaire ? Cela en fera plus pour moi » il sourit, dévoilant des dents de carnassiers.

« Que me voulez-vous prince des plaisirs ? » ma voix est peu amène, je sais que je devrais être calme et posé, mais que les deux maîtres de l’arène viennent jusqu’ici et s’invitent chez moi ne me dit rien qui vaille.

« Tu vas droit au but. C’est bien. Alkaios, explique lui je te prie »

Tandis que l’obèse continue son repas, je me tourne vers le laniste, le maître d’arme, celui à qui j’ai offert cinq années de ma vie. Il est toujours engoncé dans une simple tunique écrue, une lourde ceinture à ses hanches où une lame qui est tout sauf d’apparat et une bourse replète y sont attachées. Il n’a pas son fouet, pour une fois. Il me regarde, cherchant ses mots, tout en frottant ses mains, signe d’anxiété chez lui. Il a vieilli, même s’il semble encore en pleine forme, je ne peux que voir un petit ventre qui commence d’être rebondit, ses yeux sont pochés par des cernes violines, et ses cheveux sont maintenant plus sel que poivre. Il se lance soudain.

« L’imperator veut que nous organisions des grands jeux. Tu sais que l’on commémore bientôt sa première année de règne ? »

Il marque une pause, qui n’a pas entendu parler de la grande fête de l’empereur d’Aeterna, qui scellera aussi son triomphe sur l’île des Saeculis et sa victoire au siège de Lixcius ? Il semblait hésiter à reprendre, cherchant le regard de Succulus qui continuait son repas en s’attaquant maintenant au meilleur fromage de ma cave.

« Et alors ? »

« Alors…On a jugé bon d’organiser un grand combat. Les meilleurs gladiateurs d’Aeterna et de la Grande Bleue réunis. Tu imagines ? »

« Oui très bien, mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? »

Je me doutais de la réponse, et Alkaïos ne fit que confirmer ce que j’attendais.

« Tu es le meilleur. Tu as été invaincu, cent victoires. »

« Et j’ai pris ma retraite » grondais-je, Succulus arrêta un instant de manger, son sourire pervers se fit plus grand encore, révélant presque toutes ses dents qu’il n’avait pas en excellent état à vrai dire.

« Cent victoire…Et tu as un rude concurrent, le jeune Lysinias » commenta le capitaine de la garde qui venait d'entrer dans la pièce, épongeant ses cheveux blonds d'un tissu crasseux, son casque sous le bras. 

Je connaissais de vue ce gamin, plus rapide, plus fort. Il avait presque quinze années de moins que moi, et se battait foutrement bien. D’ailleurs, il devait être proche de mon record.

« Et alors. Je ne me bats plus, même pour une exhibition, n’ai-je pas été assez clair ? »

Ma mauvaise humeur se ressentait, Tyssania fusillait du regard Alkaios, mais je voyais Alba qui prenait peur, tandis que je me relevais et frappais du poing la table. Il me fallait me calmer, car dehors, par l’embrasure de la porte, je voyais les gardes prêt à bondir, le jeune capitaine s’appuyant maintenant contre la chambranle nonchalamment, tandis que sa senestre caressait la poignée de son gladius.

AlkaIos ne savait quoi dire, et cherchait ses mots en bafouillant. Succulus était en train de se pourlécher les doigts, et finalement, c’est lui qui répondit.

« Oui tu as été très clair. Tu as gagné ton épée de bois sous le père de notre Imperator. Et tu comprends que ces jeux sont très importants pour lui. Une manière de passer le pouvoir somme toute »

Oui je comprenais. On avait murmuré, il y a un an, que l’imperator Aemilius avait été assassiné par Clemens et Succulus un soir de beuverie. J’étais déjà loin d’Aeterna, ayant pris ma retraite six années en arrière, et je me souciais peu des querelles de pouvoir. Mais je voyais bien le piège se refermer. Lysinias avait tout gagné grâce à Clemens, moi grâce à Aemilius, qui m’avait libéré de mon contrat, et qui avait été mon général dans la Légion. Et maintenant…Maintenant je devenais le symbole de l’ancien temps, et je devais mourir pour qu’une nouvelle ère commence.

« Ai-je le choix ? » c’était ma dernière carte. Un regard à AlkaIos me fit comprendre que non. Mais c’est Succulus qui répondit.

« Le choix ? Tu as toujours le choix Rufino. Tu l’as toujours eu soldat. Tu as le choix entre venir dans l’arène et gagner ton combat. Tu as le choix d’entrer, de fouler le sable, et te laisser tuer par meilleur que toi. Tu peux aussi essayer de partir, mais la clémence proverbiale de notre empereur ne saurait gâcher ses plaisirs. Et il serait très…Très peiné qu’un bon citoyen comme toi refuse l’honneur qui lui ait fait de combattre sous les yeux de son empereur adoré. A moins que tu ne sois pas patriote ? Je serais toi mon grand, je ne le crierai pas sur tous les toits. Le jeune Varo que voici. » Il désignait le capitaine mince et blond qui souriait à l’intention de ma femme, verrat goujat appréciant une proie « pourrait très mal le prendre lui aussi. Imagine ce qu’un garde du corps de l’Empereur, un homme proche de lui, un futur général, pourrait faire à un traître… » Et plus bas, rien que pour moi, dans un signe de confidence, il s'approchait par dessus la table, je pouvais sentir son haleine fétide mélangée au vin et à l'oignon qu'il venait d'avaler sur le pain avec le fromage « et à ta famille ? Tu penses à tes deux charmantes femmes ? A tes esclaves et tes serviteurs ? Imagine un peu la douleur pour ta fille d’être crucifié sous une dizaine de nègres bâtis comme des armoires, avant qu’ils ne l’empalent sur cette table. Imagine ta femme sous les assauts de vingt soudards, la torture lente de son corps. Peut-être qu’ils l’emmèneront avec eux, pour prolonger les plaisirs, ou qu’ils lui arracheront les yeux et l’empêcheront de passer de l’autre côté du Fleuve…Qui sait ce qu’ils peuvent faire, d’un simple claquement de doigts »


Succulus murmurait presque en faisant le geste, mais j’étais certain que Tyssania avait entendu, car elle a serré plus fort Alba. Je pouvais mourir maintenant, mais cela damnerait ma femme et ma fille, dans ce monde et celui d’après. Pire, c’était aussi mes serviteurs qui en pâtiraient, des gens qui avaient confiance en moi, le pater familias, le patron. Moi, Rufino, je savais que j’allais mourir, mais au moins, j’avais le choix de ma mort…

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