Je m’appelle Rufino, et aujourd’hui, je vais mourir. Je suis
assis sur un banc de pierre, froid, tout aussi frais que le mur de pierre sur
lequel mon dos droit repose. Des ombres passent devant mes yeux, des morts en
sursis, comme moi. Je ne les vois même pas. Je sais juste qu’aujourd’hui, dans
quelques secondes peut-être, je serais mort. C’est une certitude, et pourtant
je n’ai pas peur. Je n’appréhende pas la Camarde, vieille amie de ma vie. Non,
je l’accueillerai volontiers, elle me conduira dans un monde que j’espère
meilleur, loin de la pourriture de celui où je respire, pour quelques heures,
pour quelques minutes, pour quelques instants. Je vais mourir et je m’en moque,
car j’ai fait tout ce que j’avais à faire dans ce monde, et j’ai déjà préparé l’après
moi. J’ai tout préparé cette nuit funeste, la dernière nuit où j’ai eu un
cauchemar, la nuit qui annonçait le jour de ma mort.
Se réveiller, moite de sueur rance, mais dedans, glacé. Ma
compagne se retourne, léger grognement dans son sommeil. Elle est belle, brune,
la taille toujours fine, et elle dort comme un enfant. Je me lève sans faire de
bruit, pour ne pas la tirer des bras de Morphée. Mes pieds touchent le sol
froid du carrelage, sans tenir compte de sa fraîcheur sur ma voute plantaire,
je me déplace en silence dans la maison. De toute manière, je sais que je ne
dormirai plus. Traverser le couloir, vérifier que les enfants dorment dans la
chambre. La petite Alba a perdu sa couverture. La border, doucement, elle
maugrée elle aussi, comme sa mère, dont elle a les cheveux. Je souris et l’embrasse.
L’aube est loin encore.
Dans la cuisine, seulement une lampe à huile. Le vieux Timon
doit dormir sur son moignon tranché, une cruche de vin, vide, à ses côtés. Je
me sers du pain, un verre d’eau glacé à la fontaine, et je m’assois devant la
table en bois, toute simple, que j’ai fabriqué de mes mains. Mes mains qui
serrent maintenant le broc d’huile, qui tranchent le fromage, avant de saisir la
coupe d’eau. Mes mains. Je les regarde. Des mains grandes, des mains de
travailleurs, fripées par les journées à travailler mes terres. Et pourtant,
dans les creux, dans les ombres, j’ai l’impression qu’elles sont recouvertes de
sang. Le sang de ces rêves qui me traquent. Le sang des hommes que j’ai tué
dans une autre vie. Elles tremblent, comme celle d’un vieillard ou d’un
pleutre. Je me morigène. Je ne suis pas un couard, j’ai fait ce que j’avais à
faire. Tel était le Destin que les Dieux m’avaient tracé. Je ne pouvais pas
aller à leur encontre. Maintenant, c’était du passé. Mais ce rêve, troublant,
récurrent…Étais-je certain de mes convictions ? Les songes annonçaient le
futur selon ma femme, et bientôt, j’allais mourir. Les défunts m’appelaient
dans les ténèbres, ils me disaient que j’étais leur frère, et que bientôt je
serais à leurs côtés. Je tremblais, mais je n’avais pas peur. Je m’étais tant
de fois préparer à mourir, sur le sable des dunes ou celui de l’arène, peu m’importait.
Un froissement de tunique dans mon dos, deux papillons sur
mes épaules. Elle ne dit rien pendant un instant. Je sens son souffle dans mon
cou, son parfum, la chaleur de son corps à peine éveillé. Elle a dû se rendre
compte que je m’étais levé. Elle ne dit rien, ses doigts massent mes épaules
endolories. Ces rêves doivent me miner tellement je suis tendu. Doucement, elle
délasse mes muscles. Et puis, elle dit, sans raison ni but :
« Tu as rêvé encore ? »
Haussement d’épaules, je ne pourrais pas lui mentir. Elle m’avait
dit un soir, en riant, nous étions plus jeunes alors, qu’elle était une
sorcière. Parfois, elle m’effrayait, semblant réellement avoir le Don, ou
feignant de l’avoir. Qui sait, la Double Vue n’est pas donnée à n’importe qui,
et cette femme qui venait d’au-delà de la Grande Mer pouvait bien avoir des
pouvoirs de magiciennes, ce n’était pas ça qui m’empêcherait de l’aimer comme
au premier jour.
« Le sang ? » elle insiste, sa voix est
troublée, elle s’inquiète
« Oui, et les cris des morts. Mais cela ne veut rien
dire. Le jeune Porcéus est bien mort comme ça, dans son sommeil. Peut-être que
je glisserai, tout bêtement, de mon cheval. Ou que le chien me mordra » j’essaye
de rire, ses doigts me massent encore, mais elle ne répond pas. Je la sens
tendue. Je prends une de ses mains, toute petites et fines, entre mes grosses
pognes, tout en me retournant.
« Je t’ai promis que je ne retournerai plus me battre.
Pourquoi irais-je verser mon sang dans l’arène ? »
Elle souffle, abdiquant. Elle n’aura pas le dernier mot ce matin. Elle a bien compris que je n'ai pas envie d'en parler, pas aujourd'hui.
« Tes promesses…Je te rappelle que ça fait un an que tu
dois me ramener cette parure de chez Criséus ! »
Elle tape ma poitrine de son petit poing fermé qu’elle a
réussi à libérer de ma main, je ne peux que laisser échapper un rire doux. Je
me relève, la dominant d’une tête.
« Tu es trop resplendissante pour avoir besoin de ces
colifichets mon amour. Même si tu commences à te faire vieille… »
Polisson, je passe une main dans son dos pour l’attirer vers
moi. Vieux jeu d’amoureux. Elle sourit.
« Vile flatteur. Tu veux que je te montre qui est vieille ? La
dernière reprise tu n’étais guère en forme mon bon »
Sa main descend le long de ma poitrine nue, jouant avec les
cicatrices de mon corps bruni par le soleil. Elle arrive à la ceinture.
« Quoi que…Tu me sembles en forme on dirait »
Elle susurre à mon oreille, grimpant sur la pointe des
pieds.
« Je peux te le prouver dans la chambre non ? »
Pas besoin d’ajouter quelque chose, elle me guide lentement,
vers des ténèbres bien plus joyeuses que ces maudits cauchemars.
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