Une bruine glaciale tombe sur les allées du cimetière du Père
Lachaise, forçant hommes et femmes à se réfugier ailleurs. Même le prêtre,
chasuble blanc et toque noire, s’enfuit en laissant deux silhouettes noires
devant une tombe que le fossoyeur vient à peine de celer d’une plaque de marbre
noir.
Les deux hommes, pantalons noirs, gilet et veston noirs, se tiennent
sous la pluie, l’un tête nue, devant la tombe, grand et mince, cheveux sombres
trempés tombant sur les yeux bleus glaces, le second en arrière, petit et rond,
se tient sous un parapluie de flanelle. Il se tait, regardant la douleur de son
ami, et ne sachant que faire.
Le plus grand des deux regarde fixement la tombe, et les mots
esquissés à l’or fin sur le marbre noir :
« Ci-gît la passion d’un homme, amour enfui trop tôt »
Ses joues sont baignées par la pluie, à moins que ce ne soit des
larmes. Il frissonne. A ce moment, son camarade resté en arrière s’approche,
passe le parapluie juste au-dessus de la chevelure trempée, et tend de sa main
libre le manteau de son ami.
« Viens Jérôme, il est temps de partir » dit-il, en serrant
d’une main douce mais ferme l’épaule de son ami.
Jérôme se tourne, hagard, il s’effondre dans les bras de son camarade.
Plus tard, les deux hommes se trouvent autour d’un canon plein, dans un café qui ne l'est pas moins, Jérôme
boit coup après coup, ses yeux rougis portent déjà les traces de l’ivresse. Son
ami, appelons le Franz, parle d’un voyage d’une voix vive et éméchée.
« …Mais oui Jérôme, c’est le meilleur moment. Il faut que tu
oublies, que tu te remettes en selle. Tu as ton doctorat, puis ta famille, mais
ce n’est pas le temps de penser à ce genre de choses. Viens avec moi, partons
loin, faisons…Un tour du monde, oui, un tour du monde mon ami » Franz boit
une longue gorgée d’alcool « Elle est morte, que peux-tu faire ?
Te tuer ? Voyons camarade, tu sais comme cela est stupide, et je parle d’expérience »
sur son visage se dessine une douleur passée, mais toujours présente « Rien
que nous, deux, partons loin, et vite. Demain soir, on prend le direct pour
Moscou, puis après le Transsibérien…Après, la Chine, le Japon…Que sais-je
encore, le Pacifique et l’Amérique, en passant par l’Inde ? »
« Vas y camarade, mais pars seul, je ne pourrais jamais partir et
la quitter ! Tu ne peux pas comprendre »
Franz regarde son ami, qui déblatère seul désormais devant son amour
perdu et ses souvenirs. Il doit agir, il se met en colère, et gifle brusquement
Jérôme, d’une mandale magistrale qui aurait brisé le cou de n’importe qui et
hurle presque cette tirade:
« Tu ne m’écoutes pas. Elle est morte, pour toi comme pour tous.
On l’appréciait, elle était notre amie comme à toi elle était ta femme…Oui je
la regrette, comme nous tous, moins que toi mais elle me manquera. Alors arrête
de faire l’enfant, réveille-toi que diable. Tu es Jérôme W, historien, homme de
culture, et par-dessus tout mon ami. Crois-tu qu’elle aurait souhaité que tu te
morfondes ? Au lieu de profiter de la douceur du monde ? Tu viendras,
ou je t’en recolle une de ce pas. »
Jérôme est interloqué, il n’a jamais vu Franz en rage comme cela. Il
le regarde, il regarde le sourire France de son ami. Il pense à elle, il
regarde son verre, et les bouteilles éparses, vides. Alors, il pleure.
Le lendemain, au soir, à la Gare de l’Est, deux voyageurs, habillé en
voyage, le plus petit en marron, et le second, dégingandé, en noir, montent
dans le rapide pour Moscou. Destination, le Monde…
Le train a ralenti en passant le Rhin. Leurs papiers ont été
contrôlés. Jérôme se terre dans le silence, corps appuyé contre la vitre
inondée de buée. Franz le regarde, ils sait que son ami ne somnole pas.
« Sais-tu ce qui te fait défaut ? »
« Pardon ? »
« Oui ce qui te manque, ton principal défaut…C’est la joie de
vivre. Oui tu ris à aux traits d’humour, tu sortais avec nous de cabaret en
cabaret les nuits, mais toujours tu gardais ce petit côté froid et distant, tes
yeux perdus dans le vague, à penser à elle. Toujours… »
Tandis que Franz continuait son monologue, Jérôme réfléchissait. Il se
souvenait de ces folles nuits de jeunesses dans leur mansarde, où ils
refaisaient le monde en buvant le vin que Franz, toujours lui, avait volé le
matin au Père Sommelier. Il se souvenait de ses journées de classe, dans leurs
blouses noires, cheveux coupés raz pour éviter les pandémies de poux et autres
bestioles. Puis ils avaient grandi, le lycée, le baccalauréat et les classes
préparatoires. Ils étaient toujours le même petit groupe d’amis, des frères
presque. Ils dilapidaient leur argent gagné à donner des cours dans des bouges
infâmes du quartier Latin, en vin et en jolies femmes. Tous sauf lui, Jérôme.
Oui il buvait, payait sa tournée lorsque c’était son heure, mais il n’était en
rien un agréable compagnon, il souriait mais toujours gardait une sorte de
mutisme. Sauf, oui sauf quand il la voyait. Elle. La jeune fille du seizième.
Il devait lui donner des cours de littérature classique, ainsi qu’un peu
d’histoire. Il se souvenait parfaitement de leur première rencontre, c’était
par une journée pluvieuse de novembre. Il était arrivé trempé, un domestique
lui avait enlevé son manteau, avant de le guider vers un petit salon. Tout
était vert, des tapisseries aux lourds tapis d’Orient. Il n’y avait pas un
bruit. Elle se tenait accoudée à la fenêtre, assise sur un petit banc, à
regarder les gouttes d’eau glisser lentement sur les parois de la vitre. Elle
s’était retournée, elle était belle. Une simple robe d’intérieur, vert profond,
qui rehaussait la beauté de ses yeux et l’éclat de ses longs cheveux roux. Il
avait commencé la leçon. Son parfum enivrant le troublait, lui, le professeur.
C’était la première fois qu’il ressentait cela. Chaque semaine, il revenait, et
toujours dans la rue, son corps commençait à trembler, il sentait son cœur
battre la chamade dans sa poitrine, prêt à exploser. Il la faisait travailler,
toujours elle était studieuse et concentrée, ses jolies lèvres faisaient une
moue enfantine charmante, tandis que sa plume grattait le papier. Sa main
délicate évoluait sur les grandes pages blanches comme un cygne sur un lac,
glissante, feutrée, sur l’onde des mots.
Un jour, ce fut la catastrophe, par inadvertance, à moins qu’elle ne
l’eut fait exprès, elle renversa l’encrier, tâchant ses belles mains fines.
Immédiatement, sans réfléchir, Jérôme lui attrapa la main et de son mouchoir de
flanelle essaya d’enlever l’encre bleu. Sa respiration s’était arrêtée, il la
regarda, son souffle, leurs souffles était rapide, elle rosissait, et elle
baissa son doux visage ver le sien et…
« Tu ne m’écoutes pas, je le sais. La joie de vivre de te fait
défaut, tu devrais prendre exemple sur ses jeunes soldats qui sont descendus à
Metz. Demain, si nos deux pays entrent en guerre, ils seront peut-être morts,
là, dans un champ de la frontière rhénane. Et pourtant, au rythme du violon du
sous-officier, ils chantaient une complainte de soldat, douce et mélancolique,
et pourtant, ils riaient avidement aux blagues graveleuses du vieil homme. Toi,
tu es seulement comme cette chanson, et elle aussi était pareille, douce et
mélancolique. Non, ne nie pas, vous vous aimiez car elle sortait de son rang,
et toi tu avais trouvé enfin une personne triste comme toi. Douce mélancolie.
Non, ce qu’il te faut, c’est une femme gaie et enjouée, qui t’entraine, tout en
acceptant ta réserve. Tous ceux qui te connaissent un peu savent combien tu
peux être chaleureux, mais toujours, au premier abord, tu es froid et distant,
car tu as peur, toujours, peur de te laisser entraîner. Ce voyage, mon ami, je
me jure que je vais t’apprendre à te laisser aller, et après, t’apprendre tout
simplement à vivre… »
Lentement, dans la nuit noire, le train reprend le cours normal de sa
marche, à toute vitesse. Demain, dès l’aube, il sera dans la campagne blanchie
de Berlin…
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