jeudi 17 novembre 2011

AE 3 Les Assis


AE 3 : Arthur Rimbaud, « Les Assis »

http://wheatoncollege.edu/academic/academicdept/French/ViveVoix/Resources/assis.html

  La jeune femme barre une dernière fois d’un trait rouge la copie, avant d’inscrire une note passable. Elle prend la bouteille d’eau à la droite de son bureau, à côté de son tas de feuilles corrigées, verse le liquide dans un verre. Tout en le buvant, elle scrute attentivement les cinq colonnes de bureaux, alignées dans un ordre parfait ; huit bureaux par colonnes, huit élèves en train de plancher, en tout, ils sont quarante.

Tous grattent à une vitesse folle leurs copies, dos cassés, nez collés dessus, prenant à peine le temps de relire leurs notes, boire une gorgée d’eau ou croquer un fruit sec. Ils doivent aller vite, les aiguilles de la grande horloge en bois tournent, seconde après seconde, balancier funeste qui présage la in du devoir. La professeure, tailleur noir, chemisier blanc, se retourne vers l’horloge et sourie, une heure moins le quart avant la fin de l’épreuve.

Elle regarde toujours l’assemblée des élèves, garçon et filles habillés du même uniforme noir, seule note de couleur, le blason vert et rouge de l’école.

Elle balaie l’antique salle en pierre, cathédrale du savoir, de ses yeux verts. Elle hume cette odeur caractéristique du vieux chêne des poutres et du parquet, sur lequel sont fixés des bancs, polis par des générations d’élèves.

Elle se souvient, elle a été à leur place ; elle a connu les longues heures de classe de l’aube au soir, les professeurs, vénérables dinosaures, assis droit dans la chaire qu’elle occupe maintenant. Elle se rappelle même au fond de ses tripes l’angoisse qu’elle peut lire sur les visages juvéniles, les coups d’œil discret à son voisin ou sa voisine, pour savoir où il en est, les mots et les déclinaisons épelés du bout des lèvres ; elle se souvient encore des messes basses et des petits mots échangés furtivement d’une table à l’autre. Elle sourit, le ballet mille fois répétés se joue devant ses yeux et, comme des milliers d’enseignants, elle fait semblant de ne voir que les cas les plus flagrants. Elle rit intérieurement quand elle voit les joues d’une jeune fille rosir après avoir détourné le regard de sa voisine, elle rit de même aux simagrées d’un jeune homme au milieu de la salle, visage contracté par un effort de mémoire intense, bouches et yeux plissés comme deux fentes tordues, mentons durci comme prêt à recevoir une gifle.

Vingt-cinq minutes, le surveillant à sa gauche baille, avant de reprendre le cours de son roman, les Frères Karamazov, elle croise des bras, des doigts de sa main droite elle tapote en rythme son bureau. Au fond, une chaise grince, le gros garçon qui est dessus lève vivement les yeux, désolé d’avoir dérangé ses camarades. Au premier rang, une jeune fille change pour la quatrième fois sa cartouche, avant d’entame sa quatrième copie double. Certains corps commencent à s’agiter, la fin est proche, il faut se presser.

Dix minutes. Elle fronce les sourcils ; au fond de la salle, un jeune homme, cheveux bruns, mince, lunettes cerclés de fer, regarde depuis le début de l’épreuve par la fenêtre, rêveur. On dirait qu’il vient à l’instant de s’éveiller, les yeux hagards, il regarde tout autour de lui, se penche sur sa copie, il ouvre son stylo plume et note quelques mots, il relève son visage, parcourt la rangée de dos devant lui, croise le regard mi intrigué mi furibond de la professeure avant de regarder la grande horloge en bois, il sourit, puis se remet à sa contemplation des arbres d’automne de la cour.

Le grattement des stylos sur le papier se fait plus intense, crissement pressant, vite, vite, il faut conclure, la fin est proche. Un professeur entre dans la salle, toise le jeune surveillant et les élèves, avant d’aller glisser quelques mots à l’oreille de la jeune professeure, puis il se met à la droite du bureau, droit comme un i, au garde à vous. Cinq minutes, certains abandonnent, résignés, et se relèvent comme des cyclistes après une longue course. D’autres continuent d’écrire, jusqu’au bout, Le gros garçon qui a fait grincer sa chaise se relève, le front en sueur. Il se tourne vers le jeune homme maigre du fond, qui lui décoche en retour un clin d’œil.

La jeune fille du premier rang relit attentivement sa copie, avant de se tourner, exultant la joie de celle qui a réussi son épreuve et quémandant l’admiration de tous. Les autres relisent en silence leurs copies, ceux qui ont abandonné se lance des coups d’œil et bavardent à mi-voix, jusqu’à ce que le professeur leur demande de se taire. La jeune professeure regarde sa montre, une minute, les secondes passent. La sonnerie se déclenche, un soupir de soulagement parcourt les rangées, c’est fini. Certains grattent encore, mais bien vite le surveillant et le professeur arrachent les copies des réfractaires. Les élèves se redressent, réajustent les cols ouverts de leurs uniformes noirs, font craquer leurs dos et assouplissent leurs muscles tétanisés. On se lève, on passe les copies qui s’entassent devant la jeune professeur. Déjà, les premiers sortis rient et se détendent, s’envoyant boutades et compliments, comparant leurs sacro-saints plans en trois parties. La jeune fille du premier rang se retrouve au sein de son cercle d’amies, et plaisante sur la facilité de l’examen. Au fond de la salle, le jeune homme brun se lève, s’étire comme un chat, blague au passage avec deux camarades avant de tendre sa copie à la professeure, un sourire canaille aux lèvres, puis de sortir de la salle. La jeune professeure lit sa copie, à la question « commentez le poème « Les Assis » d’Arthur Rimbaud » il n’a répondu que par cette phrase : « Ils n’avaient qu’à se lever ».

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