dimanche 24 août 2014

La dernière bataille

Abattre sa main. Un cri de guerre. Et voilà que les marins de l’Adamante le suivent, en tirailleurs, et se mettent à tirer sur les guerriers indigènes qui ne s’y attendaient pas. La fusillade portait ses fruits, faisant un baroud d’enfer et surtout éliminant quantité d’hommes et de femmes à demi-nu sur le chemin des forces d’André. Ce dernier courrait à l’avant, il ne prit même pas le temps de s’arrêter pour faire feu de son pistolet qui arracha la tête dans une gerbe de sang et de matière grise d’un guerrier qui menaçait le français d’une énorme massue de pierre polie.

L’éventail prescrit par De Sombre et adopté par l’ancien capitaine de la Royale s’approchait à la vitesse du vent entre les arbres et la végétation touffue de ce coin tropical. Les hommes et femmes de l’Adamante avançaient, tiraient, s’arrêtaient pour recharger tandis qu’une deuxième puis une troisième ligne de tirailleurs s’avançaient et prenaient le relais. Le passage Sud commençaient de poindre à travers la futée et André faisait avancer plus lentement son groupe. Il ne s’agissait pas d’arriver trop vite sur la cible et de faire manquer l’infiltration de Magaly, Shao Leen et surtout de sa chère et tendre Sid.

Il essayait de ne pas penser à sa compagne, tandis qu’il s’arrêtait un instant pour reprendre son souffle, adossé à un aréquier. D’une part elle avait été libre de les accompagner, d’autre part le jeune homme faisait assez confiance à De Sombre pour la protéger. Et si cette dernière le trahissait, tout capitaine de l’Adamante et maître épéiste qu’elle était, elle aurait affaire à lui sabre au clair. Enfin, il ne lui fallait pas trop penser au pire, de peur de se faire lui-même tuer ou pire, commettre une erreur fatale. Il jeta un coup d’œil aux premières marches et degrés de la pyramide de la terreur. Ses hommes abattaient dans un feu roulant et d’une extrême précision les sauvages qui tombaient dans le vide et essayaient de se replier, pour les plus faibles, tandis que les plus fous chargeaient massivement vers André et ses hommes. L’heure n’était plus au fusil et mousquets, ils allaient bientôt entrer dans le vif du sujet, et seuls les lames étaient à l’ordre du jour, aux côtés de tromblons et de pistolets. Toutefois, pour se dégager l’entrée du premier niveau, fortement gardé par des archers qui arrosaient la position du Français sous un feu aussi infernal que la fusillade des Européens, il fallait passer à une méthode de choc. Sifflant, il réunit une demi-douzaine de marins entrainés par le maître artilleur de l’Adamante. Ils étaient chargés de grenades et autres barils de poudres, et étaient légèrement allumés. En quelques gestes, André leur indiqua la cible et, saisissant lui aussi une grenade après avoir rangé son pistolet vide, il bondit devant ses grenadiers pour montrer la voie. En quelques bonds de félins, sous le couvert des tireurs d’élites et moucheurs de l’Adamante, le petit groupe arriva à la distance requise et dans un ensemble presque parfait sept bombes volèrent vers l’entrée principale du temps, tandis que les tireurs plongeaient leurs visages dans un sol de pierre et d’herbes mêlées. Une ou deux mèches s’éteignirent en vol mais le reste des grenades déchiqueta dans une explosion de flammes et de poudres les derniers résistants du premier niveau qui s’égaillèrent, pour les plus chanceux, dans les entrailles de la pyramide. Les autres, pour les vivants, se tordaient sur le sol, tenant de terribles blessures, tandis que les morts, eux, plus chanceux, formaient un amas de corps disloqués, tordus et brisés par la puissance de la mitraille qui avait rougi les degrés de pierre de ce temple indigène.

La mission de nettoyage pouvait commencer. Se relevant, le visage couvert de poudre et de terre, André se remit en route. Sans s’épousseter, en dehors de ses épaulettes qu’il brossa rapidement, il regardait la foule de son groupe qui se mettait en mouvement, comme un ballet synchronisé. Une première ligne de piquiers et d’épéiste ouvrait la voie dans les sombres tunnels des différents degrés. Derrière eux, des fusillés, tiraillaient par-dessus les épaules de leurs camarades, tandis qu’une troisième et quatrième ligne faisait passer des mousquets chargés qui tiraient aussitôt. Une organisation toute militaire, et une véritable boucherie dans les rangs des fuyards, jusqu’au premier escalier. Là, l’avantage des indigènes était de pouvoir tirer de haut sur les hommes du capitaine français, bien protégés derrière des mantelets de bois. Des pierres et des rocs tombaient sur les marins de l’Adamante, en blessant plusieurs. Et la bave qui coulait des lèvres des blessés indiquaient que leurs adversaires usaient sans compter de poisons raffinés et douloureux. Il fallait donc passer au grand moyen, après les grenades, André fit passer à nouveau ses grenadiers et des tromblons qui ouvraient le chemin à grand coup de mitrailles et autres canons portatifs. On se fusillait à bout portant, on piquant, on hachait, on tranchait. Les vies se faisaient cueillir comme si on fauchait les champs  de coquelicots à l’été. La bataille était à moitié un massacre organisé, à moitié une empoignade féroce. Mais les réserves en poudre et en munitions des européens diminuaient, et André en vint donc à réserver ses derniers barils pour les bouchons autours des escaliers.

Alors, retournant son pistolet et s’en servant comme une massue, épée au poing, il se lança dans la mêlée pour les derniers degrés. Il s’ouvrait un chemin sanglant, épaule contre épaule avec les hommes et femmes de De Sombre. Ce n’était pas l’heure de finasser en termes d’escrime. Il frappait de taille et d’estoc, la pointe de son sabre étant rougie jusqu’à la garde. Il économisait son souffle, sauf lorsqu’il hurlait un ordre bref, claquant comme un coup de feu, de sa voix rendue rauque d’avoir trop crié et avalé trop de poudre. Les hommes de l’Adamante gardaient la ligne, et la bataille continuait, comme un massacre, ou plutôt, une sanglante saignée dans les membres de ce culte d’adorateurs des démons.

Les bouchons sautaient les uns après les autres. André était couvert de sang, le sien, en partie, ruisselant de sa tête là où une massue avait ripé sur son crâne, mais surtout des morts qui jonchaient le chemin vengeur des hommes de l’Adamante. Tous les couloirs et tunnels étaient enfumés, on se battait à la lumière de chiches torches de résines et les corps s’amoncelaient, tandis que le sang baignait les murs gris de rouge carmin. On hurlait, on tirait, on frappait. On se battait, on vivait, ou on mourrait. Tel était le credo des Lions d’Argents. Fureur sauvage contre violence des hommes de De Sombre. Plus d’idéal, si ce n’était celui de sauver sa propre vie, celle d’un ami, et de tuer l’homme en face, sans haine véritable.

Et puis, à force de combats, les hommes de l’Adamante arrivèrent enfin au quatrième niveau, au dernier rempart, avant de pouvoir rejoindre De Sombre. Nombre des leurs avaient été blessés ou étaient morts, et ils avaient à cœur de finir leur mission et de s’assurer du bien-être de leurs chère capitaine.

Hélas, face à eux se dressait…un être immonde, qui sentait le mort. En fait, on aurait dit un zombie, et c’était ce qu’il était, même si André ne s’en doutait pas. C’était une bête monstrueuse, moitié homme, moitié cadavre. Un golgoth de chairs torturées qui se tenaient au centre d’une pièce éclairée par des lampes dorées. Il avait déjà rompu plusieurs membres de l’Adamante, dont les corps s’étalaient, pantins misérables, au milieu des corps des derniers défenseurs. Levant une main, le jeune homme interdit à ses compagnons de s’avancer. C’était à lui de le faire. Parce qu’il était le capitaine du groupe. Parce qu’il était Français. Parce qu’il était André De Lestre.

Avançant à pas mesuré, ses bottes claquant sur la pierre du temple, il se mit doucement en garde, son visage figé dans un rictus de combat. Son adversaire, lui, ne salua même pas quand André lui décocha un salut ironique, et bondit, de toute la force de sa monstruosité. Son énorme massue de bois et de pierre, tâchée de sang et d’humeurs, fracassa la dalle où le français s’était tenu un instant plutôt, brisant la roche dans un gong de tonnerre. Aussitôt, le jeune homme trancha vivement l’air de sa lame d’acier pur, qui s’enfonça lourdement dans les chairs de son adversaire. Celui-ci ne broncha même pas, tandis qu’un ichor sombre gicla de sa blessure. Pire, aussi vif que le français, il décocha un rude coup de poing qui envoya bouler ce dernier dans le mur. Sonné, André se releva, tandis que l’autre se jetait sur lui. Un nouveau coup de boutoir faillit fracasser le crâne du jeune homme qui se coula souplement entre les jambes du monstre. Mais son adversaire ne lui laissait pas de répit. Malgré les touches que le capitaine faisait sur ce corps de chairs bouffies, parodie d’humanité, l’autre ne fatiguait pas. Au contraire, le jeune homme commençait de se fatiguer après le carnage, son souffle se faisait plus dur, et sa lame pesait dans son point ganté. Et puis, l’horreur arriva, André glissa, sur le sang d’un mort, et tomba. L’autre levait haut sa massue, s’apprêtant à en finir avec le petit humain qui le défiait depuis tout à l’heure. Agacé, il allait frapper, tout le monde retenait son souffle, dans ce suprême instant où le jeune homme savait qu’il allait mourir. Sans revoir De Sombre. Sans vivre la victoire de Shao. Sans aimer à nouveau la femme qui lui avait redonné goût à la vie, sa tendre Sid, qui se battait, libre et fière, comme lui.

Oui, il aurait pu mourir, là, maintenant, dans cette salle baigné d’une lumière oléagineuse, sans peur, mais avec le regret de ne pas avoir mieux connu la jeune fille qui faisait battre son cœur à nouveau. Mais un terrible hurlement résonna dans l’air, cri de douleur psychique, à la grande surprise de tout le monde. La bête, elle s’arrêta, lâchant son arme, prenant entre ses mains son énorme crâne chauve. Il semblait souffrir, appuyant lourdement de ses gros doigts aiguisés comme des rasoirs sur ses yeux qui se mirent à répandre une humeur glauque. Il forçait de plus en plus, et, au-dessus du Français qui ne comprenait pas, les os craquaient, se brisaient, et puis soudain le crâne de ce monstre explosa, à la surprise de tous, comme un melon de Cavaillon sous un coup bien placé de lame. Le sang et la matière grise éclaboussèrent de fines particules le visage du Français, tandis que l’énorme bête humaine s’effondrait.

La bataille était finie, André venait de comprendre, tandis qu’un sifflement appelait les hommes de l’Adamante, comme un appel impérieux, tel le sifflet du maître-chien les bêtes fauves courant après la curée. André se releva, aidé des guerriers de De Sombre. Les jambes flageolantes, de lassitude, il marcha doucement à travers les étages, fatigué de tant de sang et de morts qui empuantissaient l’air, même si une chape de terreur qui hantait ces lieux semblait avoir éclaté, tel l’orage noir en plein été, quand le cri psychique avait déchiré l’air.

André grimpa les derniers degrés, il vit De Sombre, accoudée devant la petite statuette de jade qui représentait le Dieu Serpent devant son disque solaire. Etrange idée que cette fille des ténèbres luttant pour la gloire de l’astre du jour. André lui sourit, fatigué, les cheveux en bataille, sa chemise et sa veste troués et tâchées de sang à plusieurs endroits, tout comme ses fines mains blanches et son visage. Mais ses yeux cherchaient quelqu’un d’autre dans la foule des marins heureux, mais avec discrétion. Il cherchait Sid, il cherchait sa maîtresse, son amante, la femme qu’il aimait.


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