mercredi 17 septembre 2014

Les Ailes amères

Tout avait commencé le jour de la mort de Klaus. Mon premier jour aux Cigognes. Peut-être que certains diront que tout remonte à l’avant-guerre, ils auront certainement raison, en partie du moins. Pour d’autres, ce sera l’absurdité d’un conflit où l’homme n’avait plus sa place, sauf pour quelques rares aventuriers qui osaient encore braver la technique pour ne pas oublier, dernier baroud d’honneur de chair et de sang, qui était la réelle cause de toute cette histoire.

Je me souviens, je venais de finir mes classes, et être envoyé parmi ces légendes vivantes m’avait transporté de joie. Je trépignais d’impatience de rejoindre le front, au point que j’en avais même oublié Suzanne. Ma pauvre Suzanne, je sais que tu avais compris ce qu’un gamin de vingt ans pouvait trouver de plaisant dans partir à la guerre, dans ce grand jeu de la virilité. Tes jolis yeux avaient pleuré, et ton sourire avait disparu, mais pourtant je savais qu’au fond de toi tu connaissais déjà la ritournelle, et que tu m’attendrais pour consoler l’enfant traumatisé par tout ça. Par la seule beauté de ton amour immense. Oui, à cet instant, en descendant du train, tandis que là-bas, non loin, tonnait le canon et que la poudre et son odeur suave me grisait déjà, je ne savais pas encore combien j’aurais dû t’aimer plutôt qu’aller jouer à la guerre.

Nous étions cinq jeunes fous pleins d’espoir. Dans le train, nous lisions et relisions un de ces torchons de propagande bon chic bon genre, qui exaltait l’ardeur combattive de nos compatriotes en chantant l’épopée des nouveaux chevaliers du ciel. J’aurais été bien malin de ne pas les croire, et les Cigognes nous apprirent très vite que tout cela n’était que des salades. Je nous revois, cinq jeunes coqs dans nos beaux uniformes bleus, sur le quai de la gare de ***. Trois d’entre nous sont morts, un quatrième n’est plus que l’ombre de lui-même et moi, alors que j’écris ces lignes à la pâle lumière du quinquet à gaz, tandis que ma Suzanne dort paisiblement, je me demande quels fantômes de ma jeunesse me guettent dans le clair-obscur de la chambre.

Mais revenons plutôt à e premier jour. Une voiture nous attendait, conduite par un planton déferrent. Etait-il au courant de la petite surprise de nos camarades pilotes ? Je ne l’ai jamais su, plutôt avide de savoir comment attirer la gloire et les honneurs sur mes ailes toutes neuves. Mais je pense qu’il s’en doutait, blasé, comme tous les biffins, de voir des petits coqs de basse-cour se croire plus malin que tous les autres. Nous, nous pensions à une grande fête, lui devait connaître déjà la tragédie. Et dire que je n’ai jamais su ce qu’il était devenu, ce grand jeune homme dégingandé qui nous escortait. Je n’ai même pas connu son nom, mais je revois encore son visage buriné par le soleil, comme tous les bons paysans. Rude et carré, on ne pouvait pas lui tirer trois mots d’affilé. Il se contentait de répondre par oui ou par non, ou de se murer dans un mutisme obstiné quand on avançait de trop.

Nous arrivions enfin au terrain. A vrai dire, c’était plus une longue pelouse mal taillée sur ses abords et creusée de nids de poules, autant dû aux attaques de l’ennemi qu’au raté de nos pilotes quand ils venaient se vomir dans l’herbe grasse. Pour le reste, quelques cabanes de bois pour tout logement, popotes et bar compris. Une tente PC, des hangars de tôle et de zinc près d’un petit bouquet rabougri de conifères pour planquer les avions. Le tout était recouvert de filet de camouflages aussi terne que le ciel gris pâle, vaguement éclairé ce dimanche-là par un soleil maladif qui tardait à sortir de son long sommeil d’hiver.

Notre arrivée passa inaperçue, tant toute la base semblait se retrouver en plein milieu du champ, là où une dizaine de biffins tout crotté, venus tout droit de la première ligne dans leurs uniformes bleu horizon recouvert de boue et d’immondices venaient d’amener une carriole branlante. En s’approchant de la petite troupe, ce fut d’abord l’odeur de chair brûlé qui attaqua nos sinus, mêlée à celle de l’essence et du sang. Et puis, l’horreur, celle d’un corps d’un pilote, encore vêtu de sa combinaison de vol. Son masque avait fondu sur ses traits, défigurant à jamais son visage. Il était noir de fumée et d’essence qui fumait encore là où la terre humide n’avait pas encore éteint toutes les flammes. Le malheureux, au comble de la détresse tandis qu’il allait au tapis, avait préféré se tirer une balle dans la tempe, et serrait encore avec force son revolver, même si quelqu’un, en le sortant de la carlingue en feu du Nieuport, avait eu la décence de ne pas laisser son bras collé à son crâne désormais à moitié explosé. Saint-Hubert, le plus jeune de notre groupe, un bonhomme hobereau grand buveur et gouailleur venu de Champagne et qui était le comique de notre petit groupe, alla immédiatement courir vers la morne futaie mais ne put y arriver, rendant ses tripes sur ses bottes cirées. Mes camarades et, je dois l’avouer, moi-même, du moins de ce que je voyais dans le reflet que me rendaient leurs yeux, étions très pâles. C’était notre première expérience avec la mort. Les hoquets humides de Saint-Hubert brisèrent le silence de la veillée. Personne ne pleurait avant, et c’était ce silence qui nous avait impressionnés dans notre marche vers ce petit groupe. Les visages des hommes, soldats et pilotes, était rude, maculé de boue et de suie. Les tenues laissaient à désirer, même pour ceux qui portaient des galons, en dehors de l’officier commandant la base qui portait alors monocle et avait sa raie parfaitement dessiné. Mais lui semblait bien loin de cet endroit, les yeux fermés, il tapotait sa jambe d’un trost de bambou et ne sembla même pas remarqué notre arrivée fracassante dans cette assemblée, alors que tous les autres nous jetaient des regards mauvais. Le cynique Ceynard se retint de tout commentaire, comme moi. J’aurais plutôt eu envie de m’enfoncer dans la terre, ou de ne jamais m’être approché de cette veillée funèbre et maudissais entre mes dents Saint Hubert pour son estomac délicat, s’il n’avait au moins pas repris trois fois du poulet en mayonnaise. Vianet avait toujours son journal à la main, appendice qui tremblait face à ce macabre spectacle. C’est ce qui nous sauva, en partie, ou plutôt, nous envoya dans de nouveaux pétrins. Un grand jeune homme aux cheveux bruns s’approcha, il arracha le journal des mains de mon camarade et lut d’une traite la première page. De pâle, il devint rouge brique, tandis que sa colère montait à vue d’œil. C’était étrange qu’un si beau garçon, mince, délicat et noble pouvait passer d’un état à l’autre en un seul clignement de paupière. Du moins, c’est ce que je constaterai plus tard. Il portait aux épaules ses insignes de lieutenant et, d’un coup, comme le canon ouvre la bataille ou le bâton une pièce de théâtre, il se mit à hurler :


« Klaus, Klaus, Klaus…tu viens de cramer pour qu’un petit journaleux à la gomme, bien au chaud dans son bureau parisien puisse écrire que nous sommes les chevaliers du ciel, les nouveaux héros de la France. Pauvres abrutis. S’il ne savait qu’une once que c’est qu’être un héros. Ne serait-ce que pour monter dans ces cercueils volants en dépit du bon sens, sans parachutes, pour la gloire de notre belle nation et cocorico…Et dire que personne ne dira jamais que mon plus cher ami, un demi-boche, s’est sacrifié pour elle. Que personne ne connaîtra jamais ta douleur, alors que tu as du te tirer une balle dans la tempe…Pauvres imbéciles » il nous jeta un regard et reprit toujours sans reprendre haleine « et vous les gamins ? Vous croyez tout ce qu’on vous dit ? Regardez bon sang de dieu « il m’attira à lui et me traina presque jusqu’à la charrette « Regarde, tu sens cette odeur de roussi et de cramé, tu vois ce corps…Et tu vas finir comme lui mon garçon. Quelques semaines de plus à vivre pour toi, mais la Rose Noire te fauchera, et ça sera finit pour toi, comme Klaus, comme Jean, comme Etienne avant lui » alors, le lieutenant s’effondra en se posant contre la charrette, et se mit à pleurer. Personne ne lui jetait de regards dégoutés, personne n’était gêné comme je pouvais l’être. J’apprendrais, plus tard, que le lieutenant Morin était un proche ami de Klaus, et en voyant mes propres camarades revenir les bottes devant dans ce genre de situations, je sentirai la même colère mêlée aux larmes, tandis que je dirais adieu à mes plus chers amis. 

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