Rouge, danger. Je ne sais pas pourquoi mais je me méfie de ces pieds-là. Peut-être ai-je tort, peut-être que non, mais la forme en chou-fleur me plait plus. Je m’approche, lentement, je me baisse vers ceux-là, hume leur parfum. Un goût de noix. J’arrache une partie du chapeau et grignote un petit morceau, le parfum se fait plus prononcé. Ce champignon ne m’est pas inconnu, même si la dernière fois que j’en ai mangé, ils avaient été séchés par un marchand. Mémoire fulgurante, image rémanente. Je saisis un bouquet de ces champignons. Il va me falloir faire du feu, ils ne sont pas comestibles, pas cru du moins. Mais j’ai déjà de quoi recommencer de faire des forces. J’ai encore quelques minutes pour trouver un abri, un tronc creux, une grotte. Tout dépendra de ma chance.
Je resserre maintenant le bandage. Ma blessure saigne encore, mais ça tiendra. Il suffit juste de ne pas trop tirer sur le bras. Difficile à faire en marchant, fatigué, affamé, sur un chemin un peu traître et surtout caillouteux. Je sers les dents aux moindres chaos. Ma peau irradie, je sue. La fièvre est là, il va me falloir me reposer, boire et laver ces plaies. Je suis à la limite, tous mes muscles sont tiraillés, mais il faut avancer. Souffrir, c’est vivre. Un peu plus longtemps. Un peu plus loin, plus haut, loin de cette charogne putrescente qui ne fait que rappeler la précarité de ma situation. Dans cet état, comme si j’étais à moitié ivre, je ne tiendrai pas longtemps, mais il me faut concentrer toute mes pensées sur mes pas. Ne plus réfléchir. A moitié endormi, à moitié mort de fatigue, tenir, marcher. Des images du passé, cauchemar vivant, m’assaillent. Un murmure, quelqu’un me dit tiens bon. Une autre voix, insidieuse, susurre : « abandonne ». Cela serait facile, tomber, ici, dans cette terre inconnue. M’enfoncer dans les épines de pins, comme dernier linceul, on a vu pire. Abandonner, et mourir, ici, seul, sans savoir pourquoi j’ai échappé aux bêtes fauves, aux démons de l’ancien monde. A moins que je ne sois resté sur terre, que tout cela ne soit qu’une farce de plus, un jeu cruel ou une chasse de ces maudites bêtes venues du fond des âges. Abandonner ? Certainement pas. Je suis Lykaon, je suis un keltoi, un guerrier des clans. Mes tatouages bleus guède témoignent de ma bravoure, et jamais je n’abandonnerai, sauf contre un être plus fort que moi. Et ce n’est pas cette nature hostile qui m’abattra. Malgré la fièvre, malgré la voix doucereuse qui m’invite à laisser tomber, je marche, encore un pas. Une minute de vie gagnée. Dans cet état de cauchemar éveillé, j’entends des voix, celle de mon père, celle de la femme qui m’a porté, celle de mes amis. Courage, tu y es presque, continue. Un pas de plus. Des bras m’enserrent, m’offrent un certain réconfort, une chaleur. A moins que je ne sois en train de délirer. Le parfum, sève, résine et plantes odorifères me rappellent la femme que j’ai aimée. Elle me dit d’arrêter. Je hurle, je crie contre cette femme. Non, ce n’est qu’un rêve, un mensonge, une illusion. Pour être sûr d’avancer, je sers brusquement le bâillon de ma plaie. La douleur irradie mon bras mais je me réveille enfin de ce long cauchemar.
Et, face, à moi, je sais que j’ai atteint mon but. De l’eau, et une immonde charogne en guise de dessert. J’évite la carcasse de l’animal. Plus haut en amont, une vasque d’eau, protégée des miasmes, m’appelle. Je m’abreuve tout mon saoul à cette eau qui n’est pas vraiment pure, troublée par la boue. Mais au moins elle est fraiche et revigorante, chassant, un instant, la brûlure de mon âme enfiévrée. J’ai posé mon bâton tout contre moi, dès fois qu’une bête fauve bondisse sur moi. Mais j’ai quelques minutes de répit, le temps de désaltérer mes lèvres craquelées par une journée, ou plus, couchée contre ce sol aride.
Maintenant, avec délicatesse, j’enlève mon immonde bandage qui sent la mort. Délicatement, je le lave à l’eau froide, dans la vasque la plus claire que je puisse trouver. Et puis je me sers des haillons pour laver la plaie qui suppure plus qu’elle ne saigne. Lymphe, humeur sanglante, mais pas de pus, pas encore. Le contact du tissu sur mes chairs tuméfiées me fait grimacer de douleur, mais si je ne lave pas cette déchirure, je me condamne à court terme à une mort terrible. Je n’agis que par instinct, mais pourtant j’ai l’impression que ce savoir imprègne mon être. Ai-je été guérisseur avant ? Pour connaître les plantes et ce qu’il faut faire ? Contrairement au souvenir qui a envahi mes visions précédemment, personne ne répond cette fois-ci. Je suis seul. Mais au moins je suis abreuvé, et ma plaie est propre. Le sol autour de la mare est argileux. Je saisis une pleine poignée de cette boue souveraine et l’applique en guise de cataplasmes sur ma plaie, puis essaye, tant bien que mal, de refaire un bandage à peu près correct. Le temps passe, la nuit tombe, et je n’aurais pas assez de temps pour trouver un abri sûr. J’ai quand même pu sauver mon bras, et éviter que le saignement n’attire les monstres qui rôdent ici. Maintenant, je peux m’occuper de cette charogne, peut-être qu’il y a quelque chose à prendre dessus.
Je redescend donc vers l’aval, avec mon gros bâton, je fouille les entrailles de la bête, cherchant à voir si je ne pourrais pas tirer quelque chose de cette carcasse inconnue, viande, morceau de cuir, intestins en guise de cordes ou que sais-je encore…
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