lundi 7 avril 2014

La fin d'une époque, la fin d'un amour...

La lumière pâle de l’aube entrait avec peine par le petit fenestron de la chambre sombre. Elle arrivait à peine à éclairer l’homme qui se regardait dans son miroir, pâle fantôme vieilli qui ne semblait pas bouger, aussi hiératique qu’une statue, si ce n’était le mouvement ample de sa respiration.

Torse nu, un pantalon bouffant autour des jambes, il contemplait son visage dans le bronze terni. Se reconnaissait-il ? Ou voyait-il quelque chose que nul ne voyait ? Toujours est-il qu’immobile il contemplait son visage décati, ses yeux bouffis par les fatigues, ses paupières lourdes de sommeil, et sa barbe de trois jours grisonnante, déjà blanchie et de moins en moins striée par des poils blonds.

Il se regardait dans ce miroir, au-dessus d’un bac d’eau bouillante qui exhalait une fumée aromatisée. A côté du broc d’eau et de la cuve de cuivre martelé, une serviette éponge soigneusement pliée sur le bois de la commode.

Il se regardait, tenant dans sa main un rasoir à l lame affutée encore gainée. Il réfléchissait au temps qui passe, et à la futilité de la vie, alors que là, tout près, dans la chambre mortuaire, reposait son amour.
Rasoir en main, il se demandait s’il n’allait pas l’ouvrir et d’un coup, d’un seul, trancher sa jugulaire. Oh, bien entendu il savait que cela faisait mal, pour l’avoir fait sur ses ennemis. Il revoyait les visages ensanglantés par ce second sourire morbide, les traits tirés par la souffrance, tandis que le précieux liquide vital s’écoulait entre de pathétiques doigts qui essayaient de retenir le dernier souffle du mourant. Oui, cela faisait mal, mais à terme, tout son sang se répandrait sur la commode et la bassine, et puis, il n’aurait plus à penser à la mort et la vie, plus de souffrances ni de douleur. Seulement le repos. Eternité.

Cela eut été tellement facile que d’en finir, là, ici et maintenant. Ne plus avoir à vivre comme un automate dont on aurait tranché le fil rationnel qui le guidait. Ne plus marcher comme une âme solitaire dans ce plais d’ivoire et d’ébène où il déambulait sans cesse, à la recherche de celle qui n’était plus, et qui pourtant hantait encore la demeure. Là une étole frémissante sous la caresse du vent lui rappelait les soirées où il s’endormait contre son sein, heureux, tandis qu’elle caressait ses longs cheveux en lui murmurant des mots d’amours. Ici, une odeur rémanente, quand une servante disposait un bouquet délicat qui rappelait le parfum de prix qu’elle chérissait tant. Tant de petites choses du quotidien que seule la perte pouvait rappeler, commémorer dans une mémoire défaillante. C’est étrange comme le cerveau humain pouvait fonctionner, se disait-il, tandis que ces mille souvenirs affluaient dans sa pensée, renvoyant une image d’un couple autrefois jeune et amoureux, désormais brisé par la disparition de l’être aimé.

Oui, il eût aimé à se trancher la gorge, là, maintenant. Ne plus avoir à jouer le ballet morbide de celui qui dit qu’il va bien alors que tout va mal. Ne plus faire semblant, poser le masque d’un sourire tandis que l’on présentait ses condoléances. Quel mot pathétique que ce terme. Rien, pas même l’amour des siens, ne pouvait faire oublier cette douleur, et passer outre ces délicats moments. Non, tout cela n’était que de son ressort à lui, de ses choix.

Tant de possibilités, dégainer ce rasoir aiguisé, sauter par une fenêtre, se jeter sous un carrosse. Ou, plus prosaïquement, cimenter un mur qui emprisonnerait sa souffrance. Couper, difficilement, le fil de la mémoire. S’enfuir, repartir de l’avant, et garder toujours, précieusement, les moments de joies, tout en essayant d’oublier les moments de douleur. Cela aussi était pathétique, se mentir à soi-même. C’était tellement facile. On dit que la nature n’aime pas le vide. Mais l’âme humaine non plus, elle aime à combler ce qui lui fait défaut, par tant de manières que cela en devient indécent.

Rageur, il envoya un coup de poing brutal dans ce reflet de peine qui le trahissait. C’était un de ses cadeaux, à elle, la disparue. Sa main frappa durement contre le bronze poli et repoli, et une nouvelle douleur irradia dans ses phalanges. Douleur de haine. Douleur de la trahison. Pourquoi était-elle partie, comme ça, dans un dernier souffle qu’il n’avait même pas vu venir.


Oui, la haine et la violence était un des meilleurs moteur pour l’homme. Haïr. C’était si simple, encore plus simple qu’aimer. Aujourd’hui, il allait enterrer cet amour disparu et puis repartir. Brûler ce palais, brûler tout ce qui lui appartenait. Rageur, il s’en irait, son épée d’acier trempé sur le dos, avec sa vieille armure de cuir craquelé. Après son fils et sa femme, on ne pouvait plus que lui enlever sa propre vie. Mais il la ferait payer chèrement…

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