mardi 8 avril 2014

Une question incongrue

Quel était le lien qu’il faisait entre l’Art et le Beau ? D’instinct, il aurait répondu la mort. Car rien n’était plus artistique et beau que la mort, la fugacité de la vie, tandis que celle-ci s’enfuyait dans les yeux vitreux d’un mourant. Quelle sensation de plénitude que ces tâches de sang sur la neige, il s’en souvenait comme si c’était hier. Il revoyait le visage de l’homme, une petite frappe, un homme fort et courageux, mais Earl, plus jeune alors, plus rapide, avait passé outre la garde de son adversaire et lui avait fendu la gorge. Le sang vermeil avait giclé sur le visage luisant du baron, sensation douche et chaude, tandis qu’il dégoulinait sur sa peau, traversant l’épaisse couche de fard blanc qu’il portait déjà à cette époque. C’était sur les toits enneigés de Sent’sura, par une nuit d’hiver, avant qu’Aile Ténébreuse ne vienne. Il se souvenait du moindre détail de cet homme à la respiration sifflante, tandis qu’avec ses doigts il cherchait à colmater la fatale brèche. Son liquide de vie s’épandait à gros bouillons tandis qu’il convulsait au sol, marquant la neige encore fraîche de l’empreinte lourde de son corps déjà voué aux gémonies. Mais ce qui avait le plus frappé le jeune Earl, c’était les gouttes de sang vermeil, trois petits tâches poisseuses, qui avait filé, loin du corps. Trois petits points sanguinolents qui lui rappelaient un étrange visage. Celui de sa mère, jeune, tel qu’il l’avait vue sur un camé ancien qu’elle gardait toujours près de son sein. Mais à cette figure maternelle se mélangeait celui de la première fille qu’il avait aimé, une fille de joie, une baladine venue réchauffer sa couche, gratuitement, après avoir réchauffé son âme en jouant un rôle d’ingénu. Oui, le sang, c’était la mort et la vie, la laideur et la beauté, le début et la fin. C’était l’expression divine de l’art qu’était la machine humaine. La violence était le paroxysme de la beauté, car c’était là où l’âme des femmes et des hommes se mettait totalement à nu. Bien plus que dans le sexe banal de couple, l’amour et la beauté qui unissait deux êtres différents ne pouvaient que naître dans un certain corps à corps, combat futile de deux âmes mais qui formait pourtant l’essence de ce qu’Earl considérait comme étant l’amour vraie et pur.

Bien entendu, il ne pouvait pas répondre quelque chose de ce genre. Pas à table du moins. O bien sûr, s’il avait pu s’esquiver avec Niflheim, il était certain qu’elle aurait pu comprendre ce qu’il pensait réellement. Mais ce n’était pas l’heure, ni le lieu. Alors il fallait flouer, bien qu’il puisse révéler en partie ce en quoi il croyait profondément. Sa réponse se fit en douceur, sans chercher ses mots, mais il murmurait presque en regardant le visage de la jeune artiste, droit dans les yeux . Il ne souriait pas en parlant. Plutôt, il énonçait des évidences pour lui, et cherchait à voir dans les yeux de Niflheim ce qu'elle en pensait réellement, comme quand elle avait eu cet accès de fougue passionnée..


« L’Art et le Beau ne sont qu’une seule et même chose. L’artiste croit créer le beau, mais il le transmute. C’est une subtile alchimie que vous obtenez, pas vos traits de plumes, vos pinceaux ou vos mains couvertes de glaises. Le beau, c’est la plénitude de la vie, mais aussi de la mort. L’art, ce n’est pour moi que la sublimation de l’éphémère de l’humanité dans un chef d’œuvre qui se veut intemporel. Du moins, ce n'est que l'avis d'un amateur »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire