dimanche 30 mars 2014

Salon littéraire

Raël 114, alors que le froid tombait sur Sent’sura, et encore, les habitants de Terre n’avaient jamais vécu en Glace, il était l’heure pour Earl Keen, Baron d’Endro’aspik de prendre ses quartiers d’hivers et de quitter sa chère ville. Cette année, il avait été convié au festival de littérature d’Abyssaï, un des grands évènements mondains organisé par une de ces sociétés philanthropiques qui aidaient de pauvres auteurs qui ne convainquaient guère de monde, en dehors de ces soirées où, tout en tenant des discours grandiloquents sur la poésie et leur philosophie de vie des plus stoïciennes, ils se pétaient le bide de petits fours et autres gâteaux et buvaient à même le col des bouteilles hors de prix, comme s’ils n’étaient somme toutes que des rapiats et des piques assiettes qui ne connaissaient de la souffrance apportée par la faim et la misère que ce que leur plume vagabondes pouvaient bien inventer.
C’était donc une semaine plus que barbante qui s’annonçait pour le comte, loin de ses petits plaisirs habituels, et cela le chagrinait plus que de raison. Encore qu’il avait pu grâce à ce petit bout de carton qu’il triturait négligemment, tandis qu’il arrivait en vue de la navette pour la Perle de Nacre, éviter les soirées en famille et autres pièges à célibataires endurcis que sa chère sœur essayait de lui concocter dès que ses marmots lui laissaient un peu de temps.
Certes Earl adorait gâter ses neveux, mais passer plus qu’une après-midi avec le petit dernier dans les bras et la puanteur de ses langes effrayait plus que de raison l’homme qui avait tué et rencontré la mort bien des fois. Etrange personnage qu’un homme n’est-ce pas ?
Accompagné du seul Murcio et prenant ses cliques et ses claques, Arlequin avait chevauché des jours durant pour arriver, fourbu, face à la mer. Il aimait cette ville cachée sous les flots, et le luxe de son habitat sous-marin ravissait déjà son âme, bien qu’il n’ait passé que de courts séjours par ici. C’est donc avec toute la majesté qui seyait à sa classe qu’il embarqua sur la navette avec armes et bagages.

Le hall de la Perle de Nacre était impressionnant, mais Earl, en bon noble, n’en laissait rien paraître. Le faste et le luxe étaient un mode de vie en eux-mêmes, et à la fin on s’y habituait plus que de raisons. Murcio faillit pousser un soupir de ravissement, mais un regard de son maître l’en dissuada. Il avait mieux à faire, comme s’intéresser aux mesures de défenses, qui étaient déjà bien suffisantes. L’hôtel fonctionnait grâce à la magie, mais l’entrée était gardée par des spadassins, tout comme des mesures magiques protégeaient l’intimité des clients, pour le reste, les services de sécurité dépendaient de plusieurs paramètres qui tenait lieu à la bourse desdits consommateurs.
Une fois arrivé devant le comptoir en algue où officiait un maître d’hôtel racorni, gage de son expérience et de sa classe, les deux hommes de Terre s’approchèrent. Murcio tendit le petit carton, sans rien dire. Ils n’avaient pas besoin de parler pour se faire comprendre. Le maître de céans avait immédiatement compris à qui il avait à faire, l’enveloppe cachetée le prouvant. Un membre de la plus haute noblesse était ici, et il n’avait pas très envie d’attendre, comme indiquait le mouvement imperceptible des doigts d’Earl qui claquaient sur le comptoir, l’air indifférent à la splendeur des lieux. Et contrairement à la gamine qui était passé quelques minutes plus tôt, l’accueil fut bien plus pompeux et tout en élégance raffinée par des siècles de pratique.

« Bienvenue comte, nous vous attendions instamment. Votre suite est bien entendu déjà prête. Tous vos bagages sont là ? » L’autre claque des doigts, trois grooms en tenue arrivèrent au pas de gymnastique « Veuillez accompagner son excellence. »

Pas un mot n’avait été échangé par les deux compagnons. Pas besoin. Leurs désirs étaient des ordres, et tout le raffinement consistait à faire deviner aux serviteurs ce que le comte souhaitait réellement.

La suite était magnifique. Tout en longueur, elle commençait par un hall  qui tenait plus lieu d’antichambre, une porte dérobée conduisait vers l’espace dévolue aux caméristes, c’est ici que Murcio logerait. Un deuxième salon, plus large, ouvrait sur tout l’espace, partout c’était des couleurs bleu vif et verts, turquoises et améthystes mélangées au vert profond du jade. Pas trop de décorations murales, c’était bien plus fonctionnel qu’autre chose. Quelques canapés, une table ronde en quartz poli, au sol des tatamis d’algues. En poussant les meubles, une salle d’entrainement pouvait être crée sur le sol. Discrets, deux ou trois bouquets marins emplissaient l’air raffiné magiquement d’une fragrance exotique. Sur la droite, une grande salle de bain, qui tenait plus lieu d’une demi-piscine par ses trois marches qui conduisaient au pommeau de douche, était tapissée d’une mosaïque blanche et bleu représentant des dauphins chevauchant l’écume. Sur la gauche, une grande chambre au lit suspendu sur une bulle d’eau, dans lequel on ne rêvait que de s’ébattre voluptueusement dans des jeux amoureux. Mais pour l’heure, Arlequin n’avait pas la tête à cela. Une fois que son garde du corps se fût occupé de toutes les défenses, il l’aida à laisser un certain espace dans la pièce. Il congédia Murcio, puis il se sépara de ses vêtements de voyage, pourpoint de cuir beige, foulard blanc et chemise marron crème, pour ne garder que son pantalon de chasse aux aiguillettes de bronze. Pieds nus, il dégaina une de ses dagues et sa main gauche, et lentement il tomba dans la transe de guerre, la danse de mort, exsudant de tous ses pores les fatigues du voyage dans l’abyme de l’entrainement.


Ses longs cheveux encore trempé par la douche qu’il avait pris, Earl se trouvait maintenant au sommet de l’hôtel, regardant la marée en bas qui refluait dans un cycle millénaire. Assis dans un fauteuil de rotin, il lisait distraitement un ouvrage par un certain Moriar, des poésies. Etrange idée, mais bon, quitte à se mettre dans l’ambiance d’une semaine du livre. En tant que mécène, le jeune homme aurait pu être à la tête du jury du concours, mais ses idées douteuses l’avaient écarté de cette voie. Autant donc essayer d’en profiter avec ses goûts personnels. Plutôt que d’humer l’air marin, il fumait une chicha d’argent qui exhalait un parfum de pomme acidulé mélangée à la douceur sucrée de l’opium, les yeux béats, habillé d’un élégant pantalon bouffant bleu, une chemise blanche grande ouverte sur sa poitrine imberbe, il lisait ses mots à l’esthétique si étrange. En dehors de sa chair grêlée par la houle, il ne semblait pas ressentir le froid. Il fumait lentement, expirant de grandes bouffées qui masquaient en partie son visage fardé où une larme noire avait été habillement tracé sous sa paupière gauche, elle-même entourée comme ses yeux noisette par une épaisse couche de khôl aussi profond que les abysses. Il fumait donc, ne cherchant pas à parler à ses congénères qui venaient se prélasser sur les fauteuils ni même aux petites gens qui servaient cocktails marins et autres douceurs en attendant le dîner, jetant de temps en temps un coup d’œil aux modes diverses et à la recherche de quelqu’un qui l’inspirerait, ou qui oserait venir troubler sa feinte concentration. 

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