Raël 114, alors que le froid tombait sur Sent’sura, et
encore, les habitants de Terre n’avaient jamais vécu en Glace, il était l’heure
pour Earl Keen, Baron d’Endro’aspik de prendre ses quartiers d’hivers et de
quitter sa chère ville. Cette année, il avait été convié au festival de
littérature d’Abyssaï, un des grands évènements mondains organisé par une de
ces sociétés philanthropiques qui aidaient de pauvres auteurs qui ne
convainquaient guère de monde, en dehors de ces soirées où, tout en tenant des
discours grandiloquents sur la poésie et leur philosophie de vie des plus
stoïciennes, ils se pétaient le bide de petits fours et autres gâteaux et
buvaient à même le col des bouteilles hors de prix, comme s’ils n’étaient somme
toutes que des rapiats et des piques assiettes qui ne connaissaient de la
souffrance apportée par la faim et la misère que ce que leur plume vagabondes
pouvaient bien inventer.
C’était donc une semaine plus que barbante qui s’annonçait
pour le comte, loin de ses petits plaisirs habituels, et cela le chagrinait
plus que de raison. Encore qu’il avait pu grâce à ce petit bout de carton qu’il
triturait négligemment, tandis qu’il arrivait en vue de la navette pour la
Perle de Nacre, éviter les soirées en famille et autres pièges à célibataires
endurcis que sa chère sœur essayait de lui concocter dès que ses marmots lui
laissaient un peu de temps.
Certes Earl adorait gâter ses neveux, mais passer plus qu’une
après-midi avec le petit dernier dans les bras et la puanteur de ses langes
effrayait plus que de raison l’homme qui avait tué et rencontré la mort bien
des fois. Etrange personnage qu’un homme n’est-ce pas ?
Accompagné du seul Murcio et prenant ses cliques et ses
claques, Arlequin avait chevauché des jours durant pour arriver, fourbu, face à
la mer. Il aimait cette ville cachée sous les flots, et le luxe de son habitat
sous-marin ravissait déjà son âme, bien qu’il n’ait passé que de courts séjours
par ici. C’est donc avec toute la majesté qui seyait à sa classe qu’il embarqua
sur la navette avec armes et bagages.
Le hall de la Perle de Nacre était impressionnant, mais
Earl, en bon noble, n’en laissait rien paraître. Le faste et le luxe étaient un
mode de vie en eux-mêmes, et à la fin on s’y habituait plus que de raisons.
Murcio faillit pousser un soupir de ravissement, mais un regard de son maître l’en
dissuada. Il avait mieux à faire, comme s’intéresser aux mesures de défenses,
qui étaient déjà bien suffisantes. L’hôtel fonctionnait grâce à la magie, mais
l’entrée était gardée par des spadassins, tout comme des mesures magiques
protégeaient l’intimité des clients, pour le reste, les services de sécurité
dépendaient de plusieurs paramètres qui tenait lieu à la bourse desdits
consommateurs.
Une fois arrivé devant le comptoir en algue où officiait un
maître d’hôtel racorni, gage de son expérience et de sa classe, les deux hommes
de Terre s’approchèrent. Murcio tendit le petit carton, sans rien dire. Ils n’avaient
pas besoin de parler pour se faire comprendre. Le maître de céans avait
immédiatement compris à qui il avait à faire, l’enveloppe cachetée le prouvant.
Un membre de la plus haute noblesse était ici, et il n’avait pas très envie d’attendre,
comme indiquait le mouvement imperceptible des doigts d’Earl qui claquaient sur
le comptoir, l’air indifférent à la splendeur des lieux. Et contrairement à la
gamine qui était passé quelques minutes plus tôt, l’accueil fut bien plus
pompeux et tout en élégance raffinée par des siècles de pratique.
« Bienvenue comte, nous vous attendions instamment.
Votre suite est bien entendu déjà prête. Tous vos bagages sont là ? »
L’autre claque des doigts, trois grooms en tenue arrivèrent au pas de gymnastique
« Veuillez accompagner son excellence. »
Pas un mot n’avait été échangé par les deux compagnons. Pas
besoin. Leurs désirs étaient des ordres, et tout le raffinement consistait à
faire deviner aux serviteurs ce que le comte souhaitait réellement.
La suite était magnifique. Tout en longueur, elle commençait
par un hall qui tenait plus lieu d’antichambre,
une porte dérobée conduisait vers l’espace dévolue aux caméristes, c’est ici
que Murcio logerait. Un deuxième salon, plus large, ouvrait sur tout l’espace,
partout c’était des couleurs bleu vif et verts, turquoises et améthystes mélangées
au vert profond du jade. Pas trop de décorations murales, c’était bien plus
fonctionnel qu’autre chose. Quelques canapés, une table ronde en quartz poli,
au sol des tatamis d’algues. En poussant les meubles, une salle d’entrainement
pouvait être crée sur le sol. Discrets, deux ou trois bouquets marins
emplissaient l’air raffiné magiquement d’une fragrance exotique. Sur la droite,
une grande salle de bain, qui tenait plus lieu d’une demi-piscine par ses trois
marches qui conduisaient au pommeau de douche, était tapissée d’une mosaïque
blanche et bleu représentant des dauphins chevauchant l’écume. Sur la gauche,
une grande chambre au lit suspendu sur une bulle d’eau, dans lequel on ne
rêvait que de s’ébattre voluptueusement dans des jeux amoureux. Mais pour l’heure,
Arlequin n’avait pas la tête à cela. Une fois que son garde du corps se fût
occupé de toutes les défenses, il l’aida à laisser un certain espace dans la
pièce. Il congédia Murcio, puis il se sépara de ses vêtements de voyage,
pourpoint de cuir beige, foulard blanc et chemise marron crème, pour ne garder
que son pantalon de chasse aux aiguillettes de bronze. Pieds nus, il dégaina
une de ses dagues et sa main gauche, et lentement il tomba dans la transe de
guerre, la danse de mort, exsudant de tous ses pores les fatigues du voyage
dans l’abyme de l’entrainement.
Ses longs cheveux encore trempé par la douche qu’il avait
pris, Earl se trouvait maintenant au sommet de l’hôtel, regardant la marée en
bas qui refluait dans un cycle millénaire. Assis dans un fauteuil de rotin, il
lisait distraitement un ouvrage par un certain Moriar, des poésies. Etrange
idée, mais bon, quitte à se mettre dans l’ambiance d’une semaine du livre. En
tant que mécène, le jeune homme aurait pu être à la tête du jury du concours,
mais ses idées douteuses l’avaient écarté de cette voie. Autant donc essayer d’en
profiter avec ses goûts personnels. Plutôt que d’humer l’air marin, il fumait
une chicha d’argent qui exhalait un parfum de pomme acidulé mélangée à la
douceur sucrée de l’opium, les yeux béats, habillé d’un élégant pantalon
bouffant bleu, une chemise blanche grande ouverte sur sa poitrine imberbe, il
lisait ses mots à l’esthétique si étrange. En dehors de sa chair grêlée par la
houle, il ne semblait pas ressentir le froid. Il fumait lentement, expirant de
grandes bouffées qui masquaient en partie son visage fardé où une larme noire
avait été habillement tracé sous sa paupière gauche, elle-même entourée comme
ses yeux noisette par une épaisse couche de khôl aussi profond que les abysses.
Il fumait donc, ne cherchant pas à parler à ses congénères qui venaient se
prélasser sur les fauteuils ni même aux petites gens qui servaient cocktails
marins et autres douceurs en attendant le dîner, jetant de temps en temps un
coup d’œil aux modes diverses et à la recherche de quelqu’un qui l’inspirerait,
ou qui oserait venir troubler sa feinte concentration.
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