La pluie avait détrempé le chemin
creux par où l'homme qu'on appelait Sans Nom visitait les monts et
les vaux. Que faisait-il dans ces contrées ? Il n'en avait
aucune idée, sinon qu'il marchait, solitaire, à la recherche de qui
il avait été.
C'était une de ces périodes
d'hivernage, ou le Dédain ne prenait pas la mer. Sans Nom avait
profité d'une nuit pour prendre quelques semaines de vacances. Ce
n'était pas à vrai dire une désertion, le bateau ayant souffert de
sa croisière d'été, et la relâche avait été accueillie par tous
comme un temps de paix à mettre à profite pour se saouler,
découcher et oublier les horreurs de cette sanguinolente guerre
contre la piraterie.
Il marchait donc d'un bon pas,
profitant de l'accalmie entre deux trombes d'eau tombée de ce ciel
aussi noir que la gueule des Enfers de Nayris.
Nayris...Au cours de ses voyages, Sans
Nom s'était longuement posé des questions sur cette petite fille en
ivoire qu'il ne pouvait ni jeter ni vendre, malgré toutes ses
tentatives. Quelque chose, toujours, l'empêchait au dernier moment
de se séparer de la poupée si bien dessinée, et pourtant très
ancienne. Du moins, c'est ce qu'un érudit des ghettos d'Abyssaï lui
avait dit, en essayant de l'escroquer avec sa jolie fille pour qu'il
cède à la tentation de connaître un avenir fait de femmes et
d'argent que même les nains n'auraient jamais.
Une statuette de Nayris, et cette envie
de violence, intenable, qui le prenait au plus fort des combats.
Etait-il un de ces guerriers de la Déesse, un saigneur de la guerre
qui ne vivait que pour le sang et les flammes ? Il s'était
rendu compte dans les batailles du Dédain qu'il aimait la Mort, et
que la Fortune dansait avec lui, comme si les walkyries protégeaient
son chemin au milieu du carnage. De nouvelles estafilades marquaient
ses muscles, dont une coupure qui courrait le long de son avant-bras,
trait sanglant rouge rubis, encore à vif, en parallèle d'un
tatouage tout en arabesque qui rappelait les contours flous d'un
triskell.
Sans Nom parcourait le monde à la
recherche de réponses, si proches et pourtant si éloignées. Nul
trace de qui il avait été, comme s'il n'avait jamais existé avant
cette nuit dans les ruelles d'Abyssaï, ou il s'était éveillé,
casqué et armé, au milieu de corps sanguinolents de traînes
rapières et autres coupes jarrets. Nul blessure, si ce n'était une
commotion aussi grosse qu'un œuf, et un mal de crâne lancinant qui
lui donnait la nausée. Migraines et cauchemars étaient son
quotidien, et parfois il avait envie de baisser les bras, ne plus
chercher à comprendre. Pourtant ce désir impérieux le rappelait
toujours, le forçait à continuer, malgré ses doutes, malgré ses
désirs de paix. Il devait vivre par l'épée, il mourrait par
l'épée.
Il marchait donc, sans repos, si ce
n'était quelques heures plus tôt une pause pour emplir sa gourde
dans l'eau d'un torrent de montagne aussi pur que le cristal. Ses
jambes avalaient les milles sans soucis, amusées de revoir cette
terre qu'il avait quitté il y'a déjà si longtemps. Sa respiration,
profonde et tranquille, suivait son effort tout comme ses muscles.
Sans Nom communiait avec la nature dans cette marche paisible à
travers cette contrée de nulle part et d'ailleurs. Le vent soufflait
frais, apportant des odeurs de terre, mais aussi d'herbes coupées.
Les arbres bruissaient sous la caresse de l'autan, alors que le
soleil, là-bas, vers l'Ouest, se couchait. D'autres sons provenaient
maintenant aux oreilles du barbare. Ceux de la vie, un village
quelconque, meuglements d'animaux, tonalité de la vie paisible d'une
campagne presque endormie. Les arômes du pain cuit sur la cendre
titillait son nez fin de chasseur, faisant déjà saliver ses
papilles et gronder son ventre à l'idée d'un bon repas, changement
bienvenue alors qu'il mangeait depuis son départ d'Abyssaï des
morceaux de viande séchées aussi dur que le cuir de l'énorme
ceinture qui protégeait son bas ventre des mauvais coups.
Il marchait donc, sur ce chemin boueux,
le pied plus léger, prêt à se fendre d'un bon gueuleton avec ses
pièces de cuivre, quand il arriva sur la place centrale du village.
Quelque chose n'allait pas, un homme titubait, soutenu par deux
compères qui n'allaient guère mieux vu le rouge qui tâchait leurs
chemises et les gnons noirs qui grandissaient à vue d’œil comme
des œufs pochés dans une poêle.
Un grand guerrier tout casqué et
armuré les coinça, brutalisant un peu plus un des geignard qui n'en
demandait pas tant. Sans Nom s'en moquait, il croyait que seuls les
forts avaient le droit de vivre sur ces terres. Mais l'allure du
guerrier ne lui disait rien, trop brutal, trop bien armé. Un fou de
guerre...Quand il relâcha le paysan, il s'enfonça comme une tempête
dans l'auberge, marquée par une enseigne en forme de choppe qui
grinçait dans l'air du soir.
Sur qu'une bagarre allait commencer, et
vu l'épée que l'autre portait, ce n'était pas juste des gnons qui
allaient être échangés....
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