C'était un petit coin de
paradis, perdu au milieu de la grande ville. Pour y aller, il fallait
traverser tout Paris, d'Est en Ouest, ou peu s'en faut.
Prendre un métro, puis
un suivant. Voyage fascinant au milieu de toutes les couches
sociales, melting-pot de sensations, tandis que la rame gronde à
travers les tunnels aussi noir que le fond de l'enfer.
C'est un petit monde en
réduction, des gens qui se croisent, s'entrelacent, se mêlent dans
une danse langoureuse, à chaque arrêt, changement imprévu, départ,
arrivée. Quelques bousculades. Des sourires contrits, des excuses à
demi-mot, à demi-voix. Un geste esquissé, puis plus rien. On ne se
voit plus, on se regarde pas.
Pourtant tous ces visages
sont fascinants, celui du travailleur, fatigué, les yeux pochés de
s'être levé avant l'aube.
Plus tard, le cadre,
moyen ou supérieur, cravate et chemise plissé par une journée
harassante, le regard vide, anxieux, tandis que ses doigts jouent à
toute vitesse une invisible partition. A-t-il perdu des millions en
bourse ? Pense-t-il à sa maîtresse, cette petite jeune fille
aux jambes gainées de soie noire, souriante et pimpante comme la
vie, qui lui fait oublier l’acariâtre matrone qui réchauffe
pourtant son lit et son dîner tous les soirs ?
Laissons le à ses
pensées, et regardons plutôt ce couple hiératique, monsieur,
quatre-vingt ou cent ans, on ne compte plus à cet âge là. Visage
ridé comme une pomme blette, cheveux blancs peignés avec soin, et
pourtant toujours des yeux pétillant de vie.
Madame, elle, regarde
son visage en souriant, arrangeant une mèche imaginaire de sa
permanente parfaitement réalisée à l'aide des fers à friser par
sa coiffeuse qu'elle a connu lorsqu'elle était apprentie.
Devant eux, leur petite
fille, une gamine encore ronde, la petite dernière de la famille,
qui aimerait bien coller sa bouche contre la vitre, comme le petit
garçon deux arrêts avant, pour goûter ce verre froid où l'on peut
dessiner des bulles.
Son grand frère, ou son
cousin, plus grand, lui, se tient bien droit, déjà désabusé par
le monde, sa petite amie, ***, sept ans, lui a été soufflée par
son meilleur ami. La barbe de devoir passer son après-midi avec ses
grands parents alors qu'il y avait foot sur le terrain vague, ça
aurait pu finir en bonne baston et la force de ses gnons aurait
ravivé sa jeune flamme...
Instants de vie, instant
de mort. Pauvre SDF que plus personne ne voit, emmitouflé dans SA
station comme une momie par des dizaines de couvertures. Il a froid,
déjà ses forces vitales le fuit, lui qui avait connu le bonheur
d'un foyer, la joie du travail bien fait...Des choses auxquelles tout
le monde aspire et devrait avoir le droit. Liberté Égalité
Fraternité c'est ça ?
Pas de commisération
dans ce monde injuste et sale, seulement une petite pièce, de temps
en temps, histoire de se donner bonne conscience.
Moi même je ne suis pas
exempt de ses pensées. Terribles. Serais-je capitaliste ? Ou
pire ? Je préfère fuir, loin au-dessus de la mêlée, quitter
la foule crasse de ce métro sur-bondé. Fuir, traverser ces pâtés
de maison bien bourgeois. Pourtant, je croyais que Boulogne résonnait
encore du fracas de Billancourt. Ce n'est qu'une succession de rue
informe, ou plutôt, qui ont toutes la même forme, archétype de
l'ancien quartier réhabilité par les cadres. Rues proprettes, murs
de briques recouverts de fleurs. Les filles dans la rue marche vite,
juchées sur des talons plus fins que des aiguilles, leurs robes
légères appellent le printemps, alors que nous sommes déjà à
l'automne, à moins que ce ne soit mon cœur et mon esprit qui se
sont arrêtés, un de ces jours d'octobre où la pluie collait les
feuilles des platanes de mon enfance dans la grande allée...
Fuir, toujours, avancer,
à jamais. En avant, et tant pis pour le reste. Derrière les
croisillons, des femmes espionnent leurs voisines, un piano, fenêtre
ouverte, égrène des notes sporadiques. Jeux de dupes en ré mineur.
Suite de maisons identiques, aveugles sans être lépreuses, nous ne
sommes pas à Barbès que diable. Mais la maladie qui étreint les
os, le sang et les chairs, peut-être qu'elle existe DANS ses petits
pavillons ? Bien entendu, il vaut mieux cacher les débris
hématiques de cette insidieuse tuberculose nommée jalousie par
certains. Et puis merde, la lutte des classes est mort en 89.
Fuir, toujours, avancer,
à jamais. Chercher quelque part pour se reposer, citadelle
imprenable, ou du moins mieux fortifiée que le cœur et l'esprit.
Je l'ai trouvé, au détour d'une rue, d'une place. C'est un petit
temple blanchi à la chaux, à défaut d'être en marbre, trop
vulgaire somme toute depuis que le Parthénon existe.
Je pousse la porte, un
gardien m'introduit, au milieu d'une galerie ou des tableaux premier
empire (c'est important, mon meilleur ami déteste ceci, lui
l'historien de l'art à la culture plus profonde que la Fosse des
Mariannes). Un escalier, velours sur lambris de bois satiné, ou
patiné, par des années de passage et de travail à la cire.
Nouveaux couloirs, nouvelles portes. Un grand linteau noir,
au-dessus, serait-ce les armes de l'Empereur ? Pousse la porte,
acte de foi. Pousser la porte, rentrer dans une petite pièce à
l'éclairage diffus, calme et paisible. Pousser la porte, craintif,
comme on entre dans le Saint des Saints. Au mur, des bibliothèques
pleines d'ouvrages, anciens ou non. Un seul cri de ralliement « Vive
l'Empereur ! », tous ces papiers porte Sa marque. On
s'attendrait presque à sentir l'encens d'un culte païen de la
grandeur de la Nation incarnée. Cela est remplacé par la délicieuse
odeur de ces pages jaunies par le temps, tandis que la main effleure
avec précaution, comme on toucherait les pieds d'une statue, les
reliures de cuir ou de carton....
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