dimanche 25 décembre 2011

Chers lecteurs, chères lectrices, je vous souhaite à tous un Joyeux Noël et une bonne fin d'année, qui laissera présager d'un nouvel an radieux et heureux!

samedi 17 décembre 2011

Une bonne topette de rhum, suite


La nuit était désormais tombée. L’on pouvait entendre le murmure de la rue animée par la douce fraîcheur du soir et voir passer une foule de badauds dans les rues éclairées par de grandes torches résineuses, autour desquelles s’agglutinaient foule de moustique et autres papillons de nuit. André s’essuyait la bouche après un copieux repas composé de boudins créoles, puis d’un poulet boucané servi avec un lit de carotte et de pommes de terre, le tout arrosé d’une bonne bouteille de Bordeaux. En guise de digestif, il buvait à petite gorgées un verre d’Armagnac,  directement importé de France, doux et sucré comme il le fallait, tout en contemplant la salle.

Eustache avait été rejoint par deux jolies garces du cru, la vingtaine, grande, peau couleur café latte et longues tresses de cheveux noires crépues où  dansaient aux moindres mouvements des centaines de perles de verroterie de qualité. Elles devaient vraisemblablement être sœur, vêtues des mêmes robes de toiles multicolores, tant affectionnées par les filles créoles. Elles servaient à tour de bras les plats que le maître-queue faisait cuire directement dans la salle, où régnait une puissante odeur de viande et autres légumes mijotés, et remplissaient les godets des joyeux drilles qui emplissaient la salle. 

Un orchestre composé d’une viole, d’un clavecin et d’un violoncelle jouait des airs entrainants de Lully et autres grands compositeurs raffinés de France du haut d’une mezzanine, de la balustrade, ils auraient pu toucher chandelier allumé tous les soirs afin de régaler la vue des gentilshommes et leur rappeler les souvenirs de la Mère Patrie. Le Royal n’était pas pour rien la meilleure hostellerie de la Martinique, si ce n’est des Îles sous le Vent.

Le patron, un vieux bourgeois venu de Paris, était venu s’installer en Nouvelle France après une jeunesse mouvement à ce qu’on disait. Désormais vieilli, crâne dégarni et panse rebondi sous un tablier blanc, propre comme s’il venait d’être lavé, il passait entre les tables, s’enquérant de la santé de tous, ayant toujours un mot ou une tirade, connaissant par son nom tous les habitués et capables de connaître presque tous leurs péchés mignons. Il vaquait toujours avec cet air bonhomme et réjoui de l’homme quasiment ivre constamment, mais seulement à moitié. André savait toutefois qu’il ne manquait rien de ce qui pouvait se passer en salle, prêt à intervenir au moindre dérapage.  

En effet, outres quelques grands propriétaires des environs descendus à la ville pour s’encanailler et petits bourgeois un peu fortuné, reconnaissables par leurs pourpoints et perruques qu’ils croyaient être de la dernière mode parisienne, la majorité de l’assemblée était composée de gens de mer et de guerre, tous vêtus d’uniformes chamarrés. Se côtoyaient officiers du fort dans leurs habits blancs, qui se tenaient comme d’habitude plutôt vers le fond de la salle, du côté d’André, bien regroupés, colloquant entre eux et buvant du tafia. Ils évitaient les nombreux cadres de marine, tous issus de bonne noblesse et pour la plupart pouvant remonter des lignées de gens d’armes quasiment jusqu’aux croisades. Tous portaient leurs uniformes bleu rois savamment repassés et se tenaient plus vers l’entrée de la salle, quasiment un pied dehors, à attendre un ami pour partir jouer aux cartes ou discourir galamment avec quelques putains des quartiers hauts de la ville.

 Il était bien sûr de bon ton de ne pas discuter entre corps opposés, mais parfois, de vieilles querelles de familles venues de la métropole, ou le simple plaisir de courir les poux intrinsèque à la bonne noblesse d’arme française pouvait se régler à deux pas de là, dans les douves du fort, au prix d’une bonne saignée, nous étions entre gens biens nés que Diable, la mort d’un bon soldat du Roy en ce-temps troublé était peu recommandé si l’on ne voulait pas finir face à un peloton, ou pire, une corde de bon chanvre filée à la Rochelle comme dernier nœud de cravate, tel le dernier des paysans de la Beauce…

mardi 29 novembre 2011

Une bonne topette de rhum




Midi, par un soleil tiède d’hiver à peine tiède. Le grand navire de guerre venait de s’amarrer sur un des quais bondé de Fort-de-France, les voiles avaient été affalées, les bouts fixés  aux bittes. On venait à peine de jeter un ponton que les marins descendaient à terre. Il faisait beau, la traversée du Grand Océan avait été rapide et le navire n’avait pas essuyé la moindre tempête. A la fin de l’après-midi, un jeune officier, uniforme bleu roi parfaitement ajusté et repassé, sabre au côté et tricorne vissé sur la tête descendit lui aussi à terre. Il connaissait bien le port, et n’avait qu’une envie, allait se gargariser la gorge avec une bonne topette de rhum de chez Clément. Et pour cela, il n’y a qu’un seul endroit : le Royal.

Il traversa la rade militaire, où étaient stockés des barils de vivres et de poudres, avant de passer sur le port de commerces où s’entassaient les ballots de coton et de denrées des Amériques.
Il marchait vivement, bien que légèrement claudiquant, à travers les ruelles boueuses de Fort-de-France. Il traversa le grand marché, où, sous les auvents que l’on commençait à peine à remballer, se vendaient toutes les merveilles de Nouvelle France, fruits exotiques, animaux chamarrés et autre plants de chocolat et de tabacs. La vie était colorée, tumultueuse, on se poussait, on se croisait, blancs de France, nègres marrons et esclaves, femmes et enfants, grand bourgeois et marins ou prostitués ; mais l’on pouvait aussi remarquer toute une population d’animaux, volailles, cochons et chèvres, qu’on laissait en totale liberté. L’odeur tenace d’urine et de fange agaçait son odorat fin, surtout après trois semaines passées à sentir les embruns du grand large. 

Heureusement, il approchait de la muraille du fort, et de son but. En effet, accoudé au rempart de pierres noires, il pouvait voir l’auberge peinte dans un rouge vif, et sa fabuleuse enseigne en fer forgé représentant un trois-mâts frappé au cœur d’une fleur de Lys. Le Royal, la taverne des officiers de Martinique. Le bâtiment comportait deux étages, le premier, où toutes les fenêtres étaient ouvertes, comptaient bon nombre de chambres et de garnis pour officiers de passages. Le rez-de-chaussée lui était ouvert aux quatre vents, pour mieux filtrer l’air dense et humide de l’île. Le jeune officier s’avança, deux hommes se tenaient devant la porte, l’un assis sur un beau siège en bois, gilet bleu d’aspirant, le second appuyé sur le chambranle, en bras de chemise, jouant aux échecs sur une petite table en bois d’ébène. L’homme debout fumait. Lorsqu’il vit le jeune officier approcher, il se mit en travers de la porte, en lui faisant un grand sourire.

« André, cela fait bien longtemps mon ami » dit-il en embrassant vigoureusement le jeune officier
« Jean, toujours vivant vieux corsaire ? » lui rendant une claque monumentale sur les épaules
« Héhé, comme tu le vois mon vieux. Alors, tu viens bouter le rosbeef hors des terres de notre Roy ? Tu devrais faire attention à ne pas te faire prendre ta place par mon jeune ami ici présent » Jean montrait le jeune homme concentré sur l’échiquier, qui hocha simplement la tête avant de retourner à ses pensées
«Il faut toujours du sang frais pour Dieu et le Roy. Je causerai volontiers plus ce jourd’hui, mais d’abord, il me faut prendre une bonne tournée de rhum. Tiens, tant que j’y suis, tu demanderas à Eustache de t’amener une bonne bouteille de nos vins d’Anjou, sur mon ardoise bien sûr. »
« Haha, je n’y manquerai pas si c’est toi qui payes »
André entra alors dans la grande salle. Les ténèbres commençaient de tomber dehors, il s’approcha du comptoir.
« Eustache, une topette de rhum, et du bon, de chez Clément. »
« Tout de suite m’sieur André, m’avait bien semblé avoir reconnu vot’ voix m’sieur » le jeune homme derrière le bar en bois précieux, à moitié endormi, s’était levé. Grand, rouquin dégingandé, il portait à la main un crochet, souvenir de sa courte carrière de mousse sur l’Apollon, navire de sa majesté désormais coulé par le fond par ces diables d’anglais. C’était là que le jeune noble l’avait rencontré.
 Il entraina André jusqu’à une table du fond, pas trop loin du foyer où cuisaient de beaux poulets boucans, mais dans un recoin assez sombre, comme l’officier l’aimait. Il revint peut après avec une longue flasque en grès entourée de paille, remplie d’eau, et une bouteille en verre pleine de rhum. « Voilà m’sieur, voté ti’décollage, comme d’habitude »
André lui tendit quelques piécettes en remerciant, lui demandant d’envoyer une bouteille de vin d’Anjou à ces messieurs dehors. Une fois seul, il se mit à boire, dans son coin, regardant la salle qui allait s’emplir peu à peu…

dimanche 27 novembre 2011

Complainte de la Bête


Petit billet d'humeur, pleins de regrets et d'inactions...Pour deux femmes chères à mon cœur, mais disparues depuis trop longtemps...

A l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, vous pouvez parfois entendre, dans le lointain, une complainte, douce mélodie du regret et de la haine qu’un homme peut se porter. Ce n’est une petite litanie mille et mille fois répétées, mais si vous l’entendez, alors, vous comprendrez enfin ce qu’est un Roi sans divertissement, et l’inanité de la Condition Humaine. Voilà, en quelques mots, ce que j’ai pu entendre un jour, perdu en bord d’un fleuve, dans un épais brouillard…
« Elle n’est qu'une mouche qui tourne autour de vous, un masque réfléchissant dans lequel vous pouvez contempler tous ce qu’il y a d’haïssable et de vicié dans l’Homme. Elle n’est qu'une Bête, venez la voir, contemplez la, soyez dégouté et haïssez-la. Oui rejetez-la au loin, la Bête est faite pour cela. Oui, moquez-vous d’elle, c’est sa tâche, sa tare, son orgueil. Oui, venez, approchez, sacrifiez là sur l’autel de vos peurs, elle n’en a plus pour longtemps, elle est déjà morte, le sourire aux lèvres… »

samedi 19 novembre 2011

The Promise of the World


A lire en écoutant : The Promise of the World
http://www.youtube.com/watch?v=tw3HlyVTKCk&feature=related


« M’accorderez-vous cette danse ? »
Tu souris lorsque je tends la main, que tu saisis de tes doigts gantés de blanc. Tu acquiesces, toujours dans ce demi-sourire moqueur, petite moue jolie qui me fait toujours craquer, comme tes yeux pétillant, vert.
Je t’entraine, main dans ta main, vers la petite piste de danse de cet antique bar, lieu intemporel de nos amours et de nos joies enfuis. C’est un petit carré d’à peine quelques mètres de côtés, entourés des tables en bois précieux recouvert de napperon de dentelle rouge, et les gros fauteuils à l’anglaise de la même couleur. Te souviens-tu ? C’est ici que je t’ai rencontré, lors de cette folle soirée avec tous nos amis, c’est ici que pour la première je t’ai embrassé, sur cette même chanson, The Merry Go round. L’orchestre est toujours là, sur son estrade en bois patiné noir. Le vieux contrebassiste, le pianiste et la batterie, à peine plus jeune, jouent toujours ce rythme de jazz entrainant. Je tiens fermement ta main droite dans la mienne, enserrant de la gauche ta taille toujours aussi svelte.
Tes cheveux roux, désormais parsemés de fils d’argents qui rehausse la profondeur de ta couleur naturelle, me touchent presque les doigts, je les frôle si je remonte à peine ma main. Je te guide mollement, et nous dansons, cette si jolie valse, valse de nos amours, valse de notre vie. Certains de nos amis de ce temps-là ne sont plus, les enfants qui n’étaient alors que de vagues projets ont grandi, et nous, main dans la main, nous avons vieilli, mais toujours nous nous retrouvons dans cet espace hors du temps des mortels, pour se retrouver. Alors, comme à chaque fois tu me glisses à l’oreille :
« Est-ce que tu m’aimes ? »
Je ne réponds pas, je me contente de fixer tes yeux verts toujours aussi jeune, dans lequel je lis tout ton amour. Bien sûr que je t’aime, oui je t’aime, et je t’aimerai, jusqu’à la fin de nos jours…

jeudi 17 novembre 2011

AE 3 Les Assis


AE 3 : Arthur Rimbaud, « Les Assis »

http://wheatoncollege.edu/academic/academicdept/French/ViveVoix/Resources/assis.html

  La jeune femme barre une dernière fois d’un trait rouge la copie, avant d’inscrire une note passable. Elle prend la bouteille d’eau à la droite de son bureau, à côté de son tas de feuilles corrigées, verse le liquide dans un verre. Tout en le buvant, elle scrute attentivement les cinq colonnes de bureaux, alignées dans un ordre parfait ; huit bureaux par colonnes, huit élèves en train de plancher, en tout, ils sont quarante.

Tous grattent à une vitesse folle leurs copies, dos cassés, nez collés dessus, prenant à peine le temps de relire leurs notes, boire une gorgée d’eau ou croquer un fruit sec. Ils doivent aller vite, les aiguilles de la grande horloge en bois tournent, seconde après seconde, balancier funeste qui présage la in du devoir. La professeure, tailleur noir, chemisier blanc, se retourne vers l’horloge et sourie, une heure moins le quart avant la fin de l’épreuve.

Elle regarde toujours l’assemblée des élèves, garçon et filles habillés du même uniforme noir, seule note de couleur, le blason vert et rouge de l’école.

Elle balaie l’antique salle en pierre, cathédrale du savoir, de ses yeux verts. Elle hume cette odeur caractéristique du vieux chêne des poutres et du parquet, sur lequel sont fixés des bancs, polis par des générations d’élèves.

Elle se souvient, elle a été à leur place ; elle a connu les longues heures de classe de l’aube au soir, les professeurs, vénérables dinosaures, assis droit dans la chaire qu’elle occupe maintenant. Elle se rappelle même au fond de ses tripes l’angoisse qu’elle peut lire sur les visages juvéniles, les coups d’œil discret à son voisin ou sa voisine, pour savoir où il en est, les mots et les déclinaisons épelés du bout des lèvres ; elle se souvient encore des messes basses et des petits mots échangés furtivement d’une table à l’autre. Elle sourit, le ballet mille fois répétés se joue devant ses yeux et, comme des milliers d’enseignants, elle fait semblant de ne voir que les cas les plus flagrants. Elle rit intérieurement quand elle voit les joues d’une jeune fille rosir après avoir détourné le regard de sa voisine, elle rit de même aux simagrées d’un jeune homme au milieu de la salle, visage contracté par un effort de mémoire intense, bouches et yeux plissés comme deux fentes tordues, mentons durci comme prêt à recevoir une gifle.

Vingt-cinq minutes, le surveillant à sa gauche baille, avant de reprendre le cours de son roman, les Frères Karamazov, elle croise des bras, des doigts de sa main droite elle tapote en rythme son bureau. Au fond, une chaise grince, le gros garçon qui est dessus lève vivement les yeux, désolé d’avoir dérangé ses camarades. Au premier rang, une jeune fille change pour la quatrième fois sa cartouche, avant d’entame sa quatrième copie double. Certains corps commencent à s’agiter, la fin est proche, il faut se presser.

Dix minutes. Elle fronce les sourcils ; au fond de la salle, un jeune homme, cheveux bruns, mince, lunettes cerclés de fer, regarde depuis le début de l’épreuve par la fenêtre, rêveur. On dirait qu’il vient à l’instant de s’éveiller, les yeux hagards, il regarde tout autour de lui, se penche sur sa copie, il ouvre son stylo plume et note quelques mots, il relève son visage, parcourt la rangée de dos devant lui, croise le regard mi intrigué mi furibond de la professeure avant de regarder la grande horloge en bois, il sourit, puis se remet à sa contemplation des arbres d’automne de la cour.

Le grattement des stylos sur le papier se fait plus intense, crissement pressant, vite, vite, il faut conclure, la fin est proche. Un professeur entre dans la salle, toise le jeune surveillant et les élèves, avant d’aller glisser quelques mots à l’oreille de la jeune professeure, puis il se met à la droite du bureau, droit comme un i, au garde à vous. Cinq minutes, certains abandonnent, résignés, et se relèvent comme des cyclistes après une longue course. D’autres continuent d’écrire, jusqu’au bout, Le gros garçon qui a fait grincer sa chaise se relève, le front en sueur. Il se tourne vers le jeune homme maigre du fond, qui lui décoche en retour un clin d’œil.

La jeune fille du premier rang relit attentivement sa copie, avant de se tourner, exultant la joie de celle qui a réussi son épreuve et quémandant l’admiration de tous. Les autres relisent en silence leurs copies, ceux qui ont abandonné se lance des coups d’œil et bavardent à mi-voix, jusqu’à ce que le professeur leur demande de se taire. La jeune professeure regarde sa montre, une minute, les secondes passent. La sonnerie se déclenche, un soupir de soulagement parcourt les rangées, c’est fini. Certains grattent encore, mais bien vite le surveillant et le professeur arrachent les copies des réfractaires. Les élèves se redressent, réajustent les cols ouverts de leurs uniformes noirs, font craquer leurs dos et assouplissent leurs muscles tétanisés. On se lève, on passe les copies qui s’entassent devant la jeune professeur. Déjà, les premiers sortis rient et se détendent, s’envoyant boutades et compliments, comparant leurs sacro-saints plans en trois parties. La jeune fille du premier rang se retrouve au sein de son cercle d’amies, et plaisante sur la facilité de l’examen. Au fond de la salle, le jeune homme brun se lève, s’étire comme un chat, blague au passage avec deux camarades avant de tendre sa copie à la professeure, un sourire canaille aux lèvres, puis de sortir de la salle. La jeune professeure lit sa copie, à la question « commentez le poème « Les Assis » d’Arthur Rimbaud » il n’a répondu que par cette phrase : « Ils n’avaient qu’à se lever ».

samedi 12 novembre 2011

Tour du monde



Une bruine glaciale tombe sur les allées du cimetière du Père Lachaise, forçant hommes et femmes à se réfugier ailleurs. Même le prêtre, chasuble blanc et toque noire, s’enfuit en laissant deux silhouettes noires devant une tombe que le fossoyeur vient à peine de celer d’une plaque de marbre noir.

Les deux hommes, pantalons noirs, gilet et veston noirs, se tiennent sous la pluie, l’un tête nue, devant la tombe, grand et mince, cheveux sombres trempés tombant sur les yeux bleus glaces, le second en arrière, petit et rond, se tient sous un parapluie de flanelle. Il se tait, regardant la douleur de son ami, et ne sachant que faire.

Le plus grand des deux regarde fixement la tombe, et les mots esquissés à l’or fin sur le marbre noir :

« Ci-gît la passion d’un homme, amour enfui trop tôt »

Ses joues sont baignées par la pluie, à moins que ce ne soit des larmes. Il frissonne. A ce moment, son camarade resté en arrière s’approche, passe le parapluie juste au-dessus de la chevelure trempée, et tend de sa main libre le manteau de son ami.
« Viens Jérôme, il est temps de partir » dit-il, en serrant d’une main douce mais ferme l’épaule de son ami.

Jérôme se tourne, hagard, il s’effondre dans les bras de son camarade.



Plus tard, les deux hommes se trouvent autour d’un canon plein, dans un café qui ne l'est pas moins, Jérôme boit coup après coup, ses yeux rougis portent déjà les traces de l’ivresse. Son ami, appelons le Franz, parle d’un voyage d’une voix vive et éméchée.

« …Mais oui Jérôme, c’est le meilleur moment. Il faut que tu oublies, que tu te remettes en selle. Tu as ton doctorat, puis ta famille, mais ce n’est pas le temps de penser à ce genre de choses. Viens avec moi, partons loin, faisons…Un tour du monde, oui, un tour du monde mon ami » Franz boit une longue gorgée d’alcool « Elle est morte, que peux-tu faire ? Te tuer ? Voyons camarade, tu sais comme cela est stupide, et je parle d’expérience » sur son visage se dessine une douleur passée, mais toujours présente « Rien que nous, deux, partons loin, et vite. Demain soir, on prend le direct pour Moscou, puis après le Transsibérien…Après, la Chine, le Japon…Que sais-je encore, le Pacifique et l’Amérique, en passant par l’Inde ? »

« Vas y camarade, mais pars seul, je ne pourrais jamais partir et la quitter ! Tu ne peux pas comprendre »

Franz regarde son ami, qui déblatère seul désormais devant son amour perdu et ses souvenirs. Il doit agir, il se met en colère, et gifle brusquement Jérôme, d’une mandale magistrale qui aurait brisé le cou de n’importe qui et hurle presque cette tirade:

« Tu ne m’écoutes pas. Elle est morte, pour toi comme pour tous. On l’appréciait, elle était notre amie comme à toi elle était ta femme…Oui je la regrette, comme nous tous, moins que toi mais elle me manquera. Alors arrête de faire l’enfant, réveille-toi que diable. Tu es Jérôme W, historien, homme de culture, et par-dessus tout mon ami. Crois-tu qu’elle aurait souhaité que tu te morfondes ? Au lieu de profiter de la douceur du monde ? Tu viendras, ou je t’en recolle une de ce pas. »

Jérôme est interloqué, il n’a jamais vu Franz en rage comme cela. Il le regarde, il regarde le sourire France de son ami. Il pense à elle, il regarde son verre, et les bouteilles éparses, vides. Alors, il pleure.



Le lendemain, au soir, à la Gare de l’Est, deux voyageurs, habillé en voyage, le plus petit en marron, et le second, dégingandé, en noir, montent dans le rapide pour Moscou. Destination, le Monde…


Le train a ralenti en passant le Rhin. Leurs papiers ont été contrôlés. Jérôme se terre dans le silence, corps appuyé contre la vitre inondée de buée. Franz le regarde, ils sait que son ami ne somnole pas.
« Sais-tu ce qui te fait défaut ? »
« Pardon ? »
« Oui ce qui te manque, ton principal défaut…C’est la joie de vivre. Oui tu ris à aux traits d’humour, tu sortais avec nous de cabaret en cabaret les nuits, mais toujours tu gardais ce petit côté froid et distant, tes yeux perdus dans le vague, à penser à elle. Toujours… »
Tandis que Franz continuait son monologue, Jérôme réfléchissait. Il se souvenait de ces folles nuits de jeunesses dans leur mansarde, où ils refaisaient le monde en buvant le vin que Franz, toujours lui, avait volé le matin au Père Sommelier. Il se souvenait de ses journées de classe, dans leurs blouses noires, cheveux coupés raz pour éviter les pandémies de poux et autres bestioles. Puis ils avaient grandi, le lycée, le baccalauréat et les classes préparatoires. Ils étaient toujours le même petit groupe d’amis, des frères presque. Ils dilapidaient leur argent gagné à donner des cours dans des bouges infâmes du quartier Latin, en vin et en jolies femmes. Tous sauf lui, Jérôme. Oui il buvait, payait sa tournée lorsque c’était son heure, mais il n’était en rien un agréable compagnon, il souriait mais toujours gardait une sorte de mutisme. Sauf, oui sauf quand il la voyait. Elle. La jeune fille du seizième. Il devait lui donner des cours de littérature classique, ainsi qu’un peu d’histoire. Il se souvenait parfaitement de leur première rencontre, c’était par une journée pluvieuse de novembre. Il était arrivé trempé, un domestique lui avait enlevé son manteau, avant de le guider vers un petit salon. Tout était vert, des tapisseries aux lourds tapis d’Orient. Il n’y avait pas un bruit. Elle se tenait accoudée à la fenêtre, assise sur un petit banc, à regarder les gouttes d’eau glisser lentement sur les parois de la vitre. Elle s’était retournée, elle était belle. Une simple robe d’intérieur, vert profond, qui rehaussait la beauté de ses yeux et l’éclat de ses longs cheveux roux. Il avait commencé la leçon. Son parfum enivrant le troublait, lui, le professeur. C’était la première fois qu’il ressentait cela. Chaque semaine, il revenait, et toujours dans la rue, son corps commençait à trembler, il sentait son cœur battre la chamade dans sa poitrine, prêt à exploser. Il la faisait travailler, toujours elle était studieuse et concentrée, ses jolies lèvres faisaient une moue enfantine charmante, tandis que sa plume grattait le papier. Sa main délicate évoluait sur les grandes pages blanches comme un cygne sur un lac, glissante, feutrée, sur l’onde des mots.
Un jour, ce fut la catastrophe, par inadvertance, à moins qu’elle ne l’eut fait exprès, elle renversa l’encrier, tâchant ses belles mains fines. Immédiatement, sans réfléchir, Jérôme lui attrapa la main et de son mouchoir de flanelle essaya d’enlever l’encre bleu. Sa respiration s’était arrêtée, il la regarda, son souffle, leurs souffles était rapide, elle rosissait, et elle baissa son doux visage ver le sien et…
« Tu ne m’écoutes pas, je le sais. La joie de vivre de te fait défaut, tu devrais prendre exemple sur ses jeunes soldats qui sont descendus à Metz. Demain, si nos deux pays entrent en guerre, ils seront peut-être morts, là, dans un champ de la frontière rhénane. Et pourtant, au rythme du violon du sous-officier, ils chantaient une complainte de soldat, douce et mélancolique, et pourtant, ils riaient avidement aux blagues graveleuses du vieil homme. Toi, tu es seulement comme cette chanson, et elle aussi était pareille, douce et mélancolique. Non, ne nie pas, vous vous aimiez car elle sortait de son rang, et toi tu avais trouvé enfin une personne triste comme toi. Douce mélancolie. Non, ce qu’il te faut, c’est une femme gaie et enjouée, qui t’entraine, tout en acceptant ta réserve. Tous ceux qui te connaissent un peu savent combien tu peux être chaleureux, mais toujours, au premier abord, tu es froid et distant, car tu as peur, toujours, peur de te laisser entraîner. Ce voyage, mon ami, je me jure que je vais t’apprendre à te laisser aller, et après, t’apprendre tout simplement à vivre… »
Lentement, dans la nuit noire, le train reprend le cours normal de sa marche, à toute vitesse. Demain, dès l’aube, il sera dans la campagne blanchie de Berlin…