mardi 11 juin 2013

Gagner la guerre



Elle ingurgitait, elle comprenait, elle calculait. Isabella Della Corte était redevenue elle-même, sous la pression de la discussion. Des Nos l’avait poussée dans ses retranchements, et le fauve se remettait à rugir et feuler. Tout commençait de se mettre en place, petit à petit, il sentait qu’il tenait le bon bout, il suffisait désormais de ne pas consumer la chandelle trop vite.

Elle comprenait, mais elle n’avait pas encore tout saisi. Elle souriait, faisait des politesses, cherchait à gagner du temps, pour mieux comprendre où était le piège.

Il répondit à son sourire plein de vie, lèvres pincées. Elle était une femme attirante, belle et intelligente, mais Des Nos voyait aussi la jeune araignée qu’elle était, celle qui tissait sa toile de mensonges et de félonies pour la plus grande gloire de sa nation. Sauf  que la jeune mygale, tout poison qu’elle pût utiliser, ne lui apprendrait rien à lui, qui construisait ses réseaux dans le fer et l’acier depuis tant d’années.

Elle cherche à gagner du temps, louvoie entre tes propositions. Elle calcule, se demande si elle doit agir. Agir. Des Nos est certain que la demoiselle se demande si elle ne devient pas son agent dans cette ombre fugace. N’a-t-il pas fait exprès de jouer avec les injonctions ? Rhétoriques et procédés stylistiques, tout est maitrisé, tout est fait dans cette conversation presque galante pour conduire à la mort de milliers d’hommes et la destruction des Nations. Choix décidés dans un petit salon rouge, entre un amiral français vieillissant et une noble espagnole en négligé. La situation pourrait être cocasse, si l’on ne jouait pas sur quelques coups de dés la vie et la mort de soldats et de civils pour régaler les appétits des puissants. 

Il s’est détourné une fois de plus, le temps qu’elle parle. Il semble las, les épaules voutées. Pourtant, dans le soleil de fin d’après-midi, il est auréolé par la lumière qui entre en plein par les fenêtres. Il réfléchit, ne pas répondre du tac-au-tac, même s’il sait déjà ce qu’il va dire, ce qu’il doit dire.  Il se retourne d’un coup, malgré le soleil dans les yeux, elle ne semble pas affectée. Isabella connait donc elle aussi la stratégie et les tactiques, assise main sous le menton.
D’une voix triste, il reprend.

« Vous me décevez Isabella. Vous n’avez pas encore calculé mes intérêts à laisser les Habsbourg sur le trône d’Espagne ? Vous pensez qu’il y a des points noirs ? Lesquels ? Vous ne pensiez-tout de même pas que j’allais vous dévoiler l’ensemble de ma stratégie. Même Garcia n’est pas au courant. Et pourtant je vous l’ai offert sur un plateau d’argent. Non, vous me décevez Mademoiselle Della Corte, alors que vous savez quel est le prix que je compte arracher à cette guerre.»

Il lui a dit pourtant, qu’il n’aimerait pas la faire cette guerre, et donc quel est son objectif final. Ce qu’il veut lui, c’est gagner, pour assurer la Paix, avec une majuscule. Mais pour cela, il ne faut certainement pas se battre sur deux fronts, limiter les appétits en Europe, pour battre nos ennemis avec toutes nos forces dans les Colonies.
A force de travailler sur ses cartes du Monde, le Gouverneur en est venu à cette conclusion, qui tient les colonies tient le monde. Qui tient les Indes pourra imposer son hégémonie en Europe. Et la France, malgré son Roi Soleil, n’a pas les moyens d’assurer les deux, comme l’Angleterre. Que viennent faire l’Espagne et l’Autriche dans la danse ? Un sourire aux lèvres, il lui laisse réfléchir à ce qu’il dit. Mais lui connaît la réponse. La tout récente Guerre de la Ligue d’Augsbourg l’a bien montrée, la France ne peut pas faire jeu égale si toutes les nations sont réunies sous la férule Anglaise. Alors que faire ? Diviser pour mieux régner. Appâter les Autrichiens, les laisser espérer concrétiser leur rêve perdu depuis Charles Quint de dominer le Monde. Et tant pis pour la fierté de Monsieur d’Anjou, il comprendra, plus tard, que l’Espagne tombera dans son escarcelle, dans dix ans ou vingt ans, qui sait. Mais pour l’heure, il faut assurer les arrières, l’Autriche et le Saint-Empire ne doivent plus se liguer contre la France. Même, la France doit retourner cette Ligue contre l’Anglais.
Et pour cela, il faut que les Espagnols fassent la guerre dans les Colonies, que leur flottes encaissent des combats, que la politique chez eux restent troublée par des tensions entre pro-français, pro-espagnols et pro-autrichiens, cela, c’est le Marquis qui jouera la partie, pas Des Nos. Au Gouverneur des Indes, la terrible guerre, dans les forêts du Canada, sur la Mer Caraïbes, des îles aux Treize Colonies, mettre à feu et à sang le Nouveau Monde. Cela l’effraie, un peu, mais il est un soldat, et sa stratégie est prête, quitte à tout détruire, pour assurer enfin la Paix.

"Alors Madame, qu'est-ce que je veux en vous abreuvant d'or et de terres ?"

En disant cela, son regard se fit flamboyant, tandis qu'il posait ses deux mains sur la nappe blanche, offrant son regard à Isabella.

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