Inspiré par la lecture du JDR Rétrofutur
Il était ivre mort, comme chaque soir depuis un an. Il était là, les yeux dans le vague, en train de contempler son verre vide depuis un moment, un trop long moment ; il semblait ne rien regarder, et tout regarder à la fois. Il ne voyait personne dans le bar, il ne s’était même pas tourné une seule fois dans la soirée quand quelqu'un entrait dans la salle sombre et enfumée, mais il savait qui se trouvaient là, des hommes comme lui, perdus dans leur pensées, un mafiosi là bas pense à la pute qu’il va se faire, avec l’argent qu’il vient de gagner sur la pauvre cloche à sa table, qui pensai réellement gagner des crédits dans sa virée de dévergondage. Là bas, deux ouvriers parlaient à voix basses des dernières contraintes gouvernementales, de cette Agent qui avait été abattu par des camarades du syndicat, l’un des deux disait qu’il leur fallait prendre exemple, l’autre, plus âgé, savait que la lutte ne donnait plus rien de bien depuis de nombreuses années, et se contentait de répondre évasivement en regardant sa montre, tout en finissant son verre.
Il recommanda une bouteille, le temps que le jeune serveur reviennent, il avait allumé une cigarette ; il savait qu’elle n’allait pas arranger sa gueule de bois, mais il s’en fichait. Le serveur arriva, il paya la consommation avec ses derniers crédits, écrasa sa cigarette a moitié fumée dans le cendrier, à moins qu’il ne le fit directement sur la table en bois noire, marquée par des dizaines d’années de beuveries, de coups de couteaux et de cigarettes écrasées sur elle. Il enfila son verre cul sec, et recommença, sa bouche était de plus en plus pâteuse, mais il s’en fichait. Tout en continuant sa bouteille, il fixa deux objets qu’il avait posé sur sa table au début de la soirée, une vieille photo jaunie et recollée par endroit, et un livre, de la taille d’un roman de poche, un vrai livre papier, comme on en faisait plus en Europole depuis des années et des années. Il était ivre, et il repensait à sa tragédie, la sienne, pas une de celle qu’on pouvait voir chaque jour à l’holo télé, non la sienne, celle qui lui appartenait depuis des années. Une année, cinquante deux semaines, trois cent soixante cinq jours. Sa tragédie, l’émanation cruelle et réelle de son propre malheur, ce qui en faisait encore un homme ? Peut être.
Il se souvenait parfaitement de cette journée, il y a tant d’années, il rentrait du travail, sa petite journée habituelle de professeur dans ce grand lycée où il enseignait l’histoire de la grande nation d’Europole. Il venait de sortir de sa voiture, il avait claqué la porte, comme chaque soir, mais il sentait que quelque chose se tramait, il le savait depuis qu’il avait tourné dans sa rue, quand il avait vu les voisins sur le pas de leur porte qui ne l’avaient pas salué, comme à leur habitude. Ils le regardaient même durement, il avait resserré sa ceinture, geste dérisoire, puis il avait vu les camions noirs, devant chez lui. Ce genre de scène n’arrive qu’à l'holo télé, ou du moins, aux autres, cela avait été sa première pensée. Il était descendu de sa voiture, il avait claqué la porte, et il l’avait vue, elle, sa femme, celle qu’il aimait depuis leur première rencontre, lorsqu’il n’était qu’un simple soldat de la force de paix, emmenée vers les camions noirs. Elle était en peignoir rose, comme chaque soir quand il rentrait, et que leurs enfants se trouvaient encore aux Jeunesses d’Europole. Mais là, ce soir, elle n’était pas maquillé, du moins, son mascara qu’elle mettait tout les matins coulaient en même temps que les larmes qui lui baignaient le visage. Elle était entourée par deux hommes en noir, deux policiers casqué et ayant passé leurs armures de sécurité noire, avec le terrible insigne du cerveau emprisonné : la police de la pensée. Pourquoi ? Que se passe-t-il ? Il ne comprenait pas. Deux autres hommes approchèrent, en uniforme aussi noir que la suie, portant le terrible insigne. Ils l’avaient fait rentrer dans sa maison, elle avait essayé de parlé, mais ses deux gardes l’avaient frappée. Les deux officiers étaient cordiaux, ils lui avaient expliquée que sa femme avait trahi son serment au régime. Comment ? Impossible, elle servait l’Europole tout comme lui, infirmière, membre du Club Féminin, donnant des cours aux jeunes de l’école d’à coté. Et pourtant, les officiers mirent devant ses yeux des preuves accablantes : des livres. Il savait qu’elle lisait, comme lui, vieille habitude de son père professeur es lettres. Il savait qu’elle suivait un club de lecture régulier. Il lui avait même offert une bibliothèque des grands livres du Parti unique pour leur anniversaire de mariage. Mais les livres qu’on lui avait alors montré alors révélait l’incroyable, leurs auteurs étaient tous bannis, proscrits, tous des êtres de l’ancien temps. Ce qu’il pensait être un club était en faite une terrible association de malfaiteur, membre de la Résistance, ces terroristes détestables, que lui même avait combattu sur de nombreux champs de batailles dans sa jeunesse. Les membres de son réseau étaient tous des Agents corrompus par l’Ennemi, ils avaient vendu des informations secrètes, et sa femme avait soigné des résistants. Il ne pouvait pas le croire, il avait vu sa femme au parloir, lui avait demandé en larme qu’elle dise que ce n’était pas elle, que tout était faux. Elle avait souri, et lui avait seulement rappelé leur cadeau de mariage. Il s’était démené, avait alerté des avocats, des amis, d’anciens combattants comme lui qui étaient tous rentrés dans les Agences, et avaient fait de brillantes carrières. Tous s’étaient détournés. La trahison improbable de sa femme rejaillissait sur lui, il s’était battu mais en vain, l’accusation, appuyé par les dires de l’homme qui avait trahi le mouvement, s’était acharné.
Il avait assisté à la mort de sa femme, qui avait encore ce sourire aux lèvres en montant à l’échafaud, elle n’avait rien dit, elle avait juste souri, jusqu’à ce que le bourreau lui place la cagoule noire, noire comme la mort.
Le pire arriva ensuite on lui avait pris ses enfants, qui n’étaient jamais revenus d’un camp pour la Jeunesse. Il avait cherché, mais ses contacts lui avaient dit de laisser tomber, avec une mère traître à la nation, et un père qui aimait plus sa femme que la patrie, il valait mieux pour eux être éduqué par la Glorieuse Nation. On lui avait pris son emploi, sans argent, il ne put plus payer ses dettes et, et sans rien, il commença alors sa chute.
Toutes les jours, il se vendait comme journalier, mendiait, ou encore rackettait, pour se payer un repas le soir, et surtout, se déchirer la gueule jusqu’à la fermeture des bars. Alors, il traînait dans l’Underground, squattant dans une station de métro, dans une borne photo, sous un carton. Il se traînait chaque jour, chaque nuit, dans sa vieille veste longue en cuir grise, maintenant souillée de vomissures, de sang, et d’huile. Un an jour pour jour, trois cent soixante cinq jours, trop d’heures à compter, et il était là, ivre mort, à deux blocs sous le palais de justice où elle avait été exécutée. Et pour la première fois en un an, il se réveilla, il était enfin hors de cet état comateux, engluant et mortifiant. Il regarda la photo jaunie, photo parfaite de lui, sa femme, leurs deux enfants, lors de vacances dans Protocole Paris. Puis il regarda l’ouvrage : Les Grandes Thèses du Parti Unique, il l’ouvrit, en dessous de la couverture, il eut la surprise de voir un tout autre titre : La Condition Humaine, André Malraux. Et sous ce titre, sur le petit espace de papier situé entre le titre et la date d’impression, il vit ses mots qu’elle avait écrits et qu’il n’avait jamais lus :
« Apprendre à penser c’est la clef de la Liberté ».