C'était un de ces jours de pluie où
la Côte d'Azur se transformait en une cotte aux reflets d'aciers, la
houle puissante de la Méditerranée jouant de mille teintes de verts
et de gris plus ou moins ternes, comme ces armures antiques que Mr de
*** venait de trouver enterrée aux alentours de Pompéi.
La pluie fine rendait glissant les
chemins de pierres, tandis que les sentes se transformaient en
bourbiers pour ceux qui n'y prenaient pas garde. Les hommes et les
bêtes, eux, étaient plus trempés que des nourrissons le jour de
leur baptême.
La route était don logiquement vide de
toute vie, si ce n'était de temps à autre un berger qui marchait là
haut dans le maquis, entraperçu quand la brume se levait quelques
instants. Pourtant, un austère cavalier, engoncé dans une cape de
grosse laine grise taillée à la Souvorov, Il avançait au pas lent
et mesuré de sa monture, un alezan superbe dont le poitrail se
soulevait à chaque instant, luisant de sueur, tandis que ses yeux
cherchaient la moindre parcelle de terrain qui ne serait pas traître
sous son sabot.
Le couple s'approchait de la ville de
***. L'homme semblait perdu dans ses pensées, un tricorne détrempé
posé sur les yeux, quand un barrage lui coupa la route. En fait de
barrière, c'était un simple tronc fin long et robuste tenu entre
deux autres morceaux de bois à peine élagué. La guérite quant à
elle était une tente où se tenait trois soldats, un caporal et deux
biffins, se tenaient au chaud autour d'un mauvais feu qui sentait la
résine de pin et le bois vert, en aiguisant adroitement de longues
avionnettes, appelées cuillères dans le langage fleuri des hommes
de guerre. Sur le sol, de la paille tout aussi humide, dans lesquels
les hommes plongeaient des sabots ou leurs pieds nus. Le cavalier
aurait pu remarquer, s'il y avait pris attention, la mine déconfite
de ces hommes habillés comme des va-nu-pieds de pantalon de serge
étriqués ou trop longs, retenus par des bouts de ficelles en guise
de ceinture, le tout reposant dans une crasse sombre de corps de
garde, où le feu permettait au moins de masquer les odeurs de corps
et de graisse.
Le caporal jeta un rapide coup d’œil
aux papiers du cavalier, il ne savait qu'à peine lire le cachet et
l'ordre émanant du ministère, plus attiré par la mise qu'il
cachait en dessous, bonne redingote de drap vert, sabre d'officier et
deux pistolets d'arçons qui devaient être fabriqués sur mesures vu
la finesse de leurs crosses travaillées à l'acide. Un nouvel
officier dans cette armée qui manquait de tout ? Un dragon pour
rejoindre quel corps, leurs cavalerie avait été défaite par les
Autrichiens non ? Avec sa mise de bourgeois, il aurait mieux fait de
rester à l'armée du Rhin, pensait l'homme de garde, en se disant
qu'il enviait aussi l'homme. Il allait lui poser quelques questions,
mais à quoi bon, il n'aurait pas répondu. De toute manière,
c'était un gars de plus qui allait souffrir comme eux de la faim, du
froid ou de la maladie. Et puis, ses yeux bleus glaces, sa mise mais
aussi son nez busqué, aristocratique tout comme son front haut,
n'invitaient guère à la conversation. Surtout si l'on ajoutait la
blessure qu'il portait à l'occiput, du moins c'est ce que le caporal
en avait déduit en voyant les morceaux de bandages qui
pendouillaient sous le tricorne.
Finalement, le vieux moustachu
s'inclina face au regard terne, ou torve, du jeune officier et grogna
quelque chose. Ses deux aides soulevèrent la barrière, et le jeune
cavalier piqua des deux.
Haussant les épaules, le caporal
s’emmitoufla dans sa capeline d'été qui tombait en lambeaux, ils
avaient encore plusieurs heures de garde solitaire sur cette route...