jeudi 25 avril 2013

Chocolat et saucisse purée

Quinze heures, la grande horloge sonna. Le gouverneur Des Nos fut surpris quand il entendit la porte s’ouvrir, lui qui était plongé dans ses papiers, lisant en même temps plusieurs lettres de France, les nouvelles de l’ambassade de Londres et le courrier de ses officiers qui tenaient les grandes places des Indes.
Son valet de chambre, le vieux Saussiwé venait d’entrer sans frapper, ce qui fit froncer les yeux de Des Nos. Il n’aimait pas les intrusions, même de son plus proche collaborateur. Ce dernier, cependant semblait guilleret sous sa perruque blanche, qui contrastait avec une peau aux reflets ébène plus profond que l’Enfer selon Jérôme Bosch.

« Le Chevalier de Nansac est ici Monsieur » face à l’air incrédule de Des Nos, il ajouta avec emphase « Vous ne vous rappelez pas votre rendez-vous ? Vous devez aller ensemble prendre le chocolat chez Madame Boisbeuf. Madame de Frontignac sera présente, ainsi que sa fille. Vous sembliez particulièrement y tenir que j’ai osé vous déranger. Vous n’avez guère de temps vous savez. »
Le serviteur avait dit cela lentement, mâchant les R malgré un grand effort d’élocution. Des Nos pesta et jura, mais son valet tint bon, lui rappelant qu’il avait particulièrement insisté pour ne pas rater ce rendez-vous, et que Madame Boisbeuf « serait très peinée » que le gouverneur des Indes manque à sa parole.
Des Nos n’en doutait guère, s’il n’y allait pas, il allait recevoir une longue lettre de l’époux femme indigne, qui buvait son chocolat avec le petit doigt en l’air et avalait les oublies comme l’Ogre Gargantua, lui rappelant avec sa mesquinerie habituelle que le gouverneur avait eu quelques dettes pour ses « actions particulières » et ses investissement qui rapportaient assez pour acheter le silence de cet avocaillon, mais étaient tout à fait illégales et compromettantes si ses ennemis s’en emparaient.
Il avait assez mouillé Boisbeuf pour qu’il tombe avec lui, mais on ne savait jamais, l’instabilité du pouvoir en ce début de guerre faisait que Des Nos allait devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il nota cependant mentalement d’en parler à l’Ange. Le notaire serait bientôt une gêne, et un accident serait vite arrivé à ce barbon remarié à une femme de trente ans sa cadette. Il pourrait d’ailleurs surement la renvoyer en France s’il jouait bien son jeu pour lui faire retomber le meurtre sur son dos.
Malgré ces pensées réjouissantes, c’était d’un air rogue qu’il passa sa redingote, crachant et pestant contre Saussiwé qui était habitué aux mouvements d’humeur de son maître mais qui avait insisté pour que le gouverneur soit à son avantage en l'obligeant à quitter son austère uniforme. Plus il vieillissait, plus le gouverneur n’aimait que ses longues journées dans son bureau, à travailler pour la plus grande Gloire de la France et assurer une position stable dans le Nouveau-Monde pour le Royaume.
Nansac l’attendait dans l’antichambre, mis comme un gredin à son habitude. A peine rasé, ses vêtements auraient mérités un bon coup de fer et ses bottes cirées il y a des lustres eussent adorées un peu de cirage. Mais Des Nos devait avouer que son homme de main portait beau, et que son air canaille associé à sa parfaite éducation lui ouvrait quand même de nombreuses portes.

« Pas de commentaires, on embarque maintenant. » ordonna le gouverneur quand son spadassin allait ouvrir sa bouche. Il crut bon d’ajouter « Et non je n’y vais pas pour Madame de Frontignac, en revanche tu me raconteras tout de sa fille sur le chemin. Saussiwé, la calèche est-elle avancée ? ».

Traverser Fort-de-France, ses ruelles sales et pleines d’immondices pour arriver dans la zone des plantations était toujours un vrai plaisir pour le gouverneur, qui était ravi de découvrir à chaque fois ce coin proche du paradis originel, embelli par un travail patient que la guerre menaçait constamment.
Il se régalait aussi des aventures de son homme de main, qui lui rappelaient sa lointaine jeunesse ou fougueux lieutenant il se battait en duel pour les plus belles femmes d’Italie. Que le temps passait vite.
Tout comme leur voyage, ou en plus des frasques ils se moquèrent de leur hôtesse, obèse, et de son mari qui était plus maigre qu’un moine-mendiant après carême. S’il y avait bien un couple qui ne se ressemblait guère entre Boisbeuf, que Des Nos pensait qu’il était secrètement de la Religion, et sa femme, c’était bien ces deux-là, qui auraient même mérité le titre mondial de couple le plus mal assorti selon Nansac.
C’est donc avec une humeur un peu moins digne d’être comparée à celle d’un bouledogue que Des Nos descendit de la voiture. Deux nègres en costume complet, frac de soie rose, chemise à jabot blanche et perruque grise, suant comme des porcs sous le soleil de la fin d’après-midi, accueillirent les deux gentilshommes.
Accompagnés par une fraiche jeune mulâtre en robe de cotillon, ils traversèrent la maison coloniale où un petit vent frais courait à travers les persiennes, pour atteindre un grand jardin qui embaumait les fleurs exotiques. Tout le gratin de la Martinique était là. Négociants, marchands, hommes de lettres ou d’épées, tous ceux qui comptaient un tant soit peu dans le monde fermé de l’aristocratie locale et blanche des békés se retrouvaient autour des tables de jeux, des pots de chocolats et de punch légers et de tréteaux surchargés de victuailles, viandes froides, poulet boucanés et épicés ou gâteau monstrueusement garnis de crème côtoyaient paniers de fruits et douceurs de France.
Des Nos glissa quelques mots à son affidé qui lorgnait déjà la demoiselle de son cœur, le ramenant à l’ordre et la raison quand la maîtresse de maison arriva au bras de son époux, grosse baderne écarlate engoncée dans une robe tout aussi rouge qui aurait été jolie si elle avait serré une taille de guêpe et non pas ses seins énormes pendants que dévoilait un décolleté bien trop prononcé et terriblement affreux.

« Gouverneur Des Nos, c’est un plaisir de vous voir » la dame, ou plutôt la poissonnière, forçait tous les accents comme la mode de la cour le prévoyait, ce qui renforçait le ridicule de la situation. Des Nos malgré son dégoût, bien moins visible d’ailleurs que celui de Nansac, s’efforça de dire quelque chose d’agréable en baisant la main de la Dame, sous le regard attentif de tous les invités.

« Et moi de même Madame Boisbeuf, vraiment une journée charmante, comme...votre teint de rose. » réussit-il à dire après une pause face à ce visage rubicond sous l'effet de l'alcool ou de la chaleur, nez pincée pour ne pas être empuanti des effluves de la dame en eaux de cologne. Heureusement, son mari vint aux rescousses des deux hommes quand il interrompit sa femme qui rougissait du compliment :
« Très chère, n’ennuyez pas monsieur le Gouverneur. Je suis certain qu’il a envie de se sustenter ou de boire quelque chose non ? »

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