Quinze heures, la grande horloge sonna. Le gouverneur Des Nos fut
surpris quand il entendit la porte s’ouvrir, lui qui était plongé dans
ses papiers, lisant en même temps plusieurs lettres de France, les
nouvelles de l’ambassade de Londres et le courrier de ses officiers qui
tenaient les grandes places des Indes.
Son valet de chambre, le vieux
Saussiwé venait d’entrer sans frapper, ce qui fit froncer les yeux de
Des Nos. Il n’aimait pas les intrusions, même de son plus proche
collaborateur. Ce dernier, cependant semblait guilleret sous sa perruque
blanche, qui contrastait avec une peau aux reflets ébène plus profond
que l’Enfer selon Jérôme Bosch.
« Le Chevalier de Nansac est ici Monsieur » face à l’air incrédule de Des Nos, il ajouta avec emphase «
Vous ne vous rappelez pas votre rendez-vous ? Vous devez aller ensemble
prendre le chocolat chez Madame Boisbeuf. Madame de Frontignac sera
présente, ainsi que sa fille. Vous sembliez particulièrement y tenir que
j’ai osé vous déranger. Vous n’avez guère de temps vous savez. »
Le
serviteur avait dit cela lentement, mâchant les R malgré un grand
effort d’élocution. Des Nos pesta et jura, mais son valet tint bon, lui
rappelant qu’il avait particulièrement insisté pour ne pas rater ce
rendez-vous, et que Madame Boisbeuf « serait très peinée » que le
gouverneur des Indes manque à sa parole.
Des Nos n’en doutait guère,
s’il n’y allait pas, il allait recevoir une longue lettre de l’époux
femme indigne, qui buvait son chocolat avec le petit doigt en l’air et
avalait les oublies comme l’Ogre Gargantua, lui rappelant avec sa
mesquinerie habituelle que le gouverneur avait eu quelques dettes pour
ses « actions particulières » et ses investissement qui rapportaient
assez pour acheter le silence de cet avocaillon, mais étaient tout à
fait illégales et compromettantes si ses ennemis s’en emparaient.
Il
avait assez mouillé Boisbeuf pour qu’il tombe avec lui, mais on ne
savait jamais, l’instabilité du pouvoir en ce début de guerre faisait
que Des Nos allait devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il
nota cependant mentalement d’en parler à l’Ange. Le notaire serait
bientôt une gêne, et un accident serait vite arrivé à ce barbon remarié à
une femme de trente ans sa cadette. Il pourrait d’ailleurs surement la
renvoyer en France s’il jouait bien son jeu pour lui faire retomber le
meurtre sur son dos.
Malgré ces pensées réjouissantes, c’était d’un
air rogue qu’il passa sa redingote, crachant et pestant contre Saussiwé
qui était habitué aux mouvements d’humeur de son maître mais qui avait
insisté pour que le gouverneur soit à son avantage en l'obligeant à
quitter son austère uniforme. Plus il vieillissait, plus le gouverneur
n’aimait que ses longues journées dans son bureau, à travailler pour la
plus grande Gloire de la France et assurer une position stable dans le
Nouveau-Monde pour le Royaume.
Nansac l’attendait dans l’antichambre,
mis comme un gredin à son habitude. A peine rasé, ses vêtements
auraient mérités un bon coup de fer et ses bottes cirées il y a des
lustres eussent adorées un peu de cirage. Mais Des Nos devait avouer que
son homme de main portait beau, et que son air canaille associé à sa
parfaite éducation lui ouvrait quand même de nombreuses portes.
« Pas de commentaires, on embarque maintenant. » ordonna le gouverneur quand son spadassin allait ouvrir sa bouche. Il crut bon d’ajouter «
Et non je n’y vais pas pour Madame de Frontignac, en revanche tu me
raconteras tout de sa fille sur le chemin. Saussiwé, la calèche
est-elle avancée ? ».
Traverser Fort-de-France, ses
ruelles sales et pleines d’immondices pour arriver dans la zone des
plantations était toujours un vrai plaisir pour le gouverneur, qui était
ravi de découvrir à chaque fois ce coin proche du paradis originel,
embelli par un travail patient que la guerre menaçait constamment.
Il
se régalait aussi des aventures de son homme de main, qui lui
rappelaient sa lointaine jeunesse ou fougueux lieutenant il se battait
en duel pour les plus belles femmes d’Italie. Que le temps passait vite.
Tout
comme leur voyage, ou en plus des frasques ils se moquèrent de leur
hôtesse, obèse, et de son mari qui était plus maigre qu’un
moine-mendiant après carême. S’il y avait bien un couple qui ne se
ressemblait guère entre Boisbeuf, que Des Nos pensait qu’il était
secrètement de la Religion, et sa femme, c’était bien ces deux-là, qui
auraient même mérité le titre mondial de couple le plus mal assorti
selon Nansac.
C’est donc avec une humeur un peu moins digne d’être
comparée à celle d’un bouledogue que Des Nos descendit de la voiture.
Deux nègres en costume complet, frac de soie rose, chemise à jabot
blanche et perruque grise, suant comme des porcs sous le soleil de la
fin d’après-midi, accueillirent les deux gentilshommes.
Accompagnés
par une fraiche jeune mulâtre en robe de cotillon, ils traversèrent la
maison coloniale où un petit vent frais courait à travers les
persiennes, pour atteindre un grand jardin qui embaumait les fleurs
exotiques. Tout le gratin de la Martinique était là. Négociants,
marchands, hommes de lettres ou d’épées, tous ceux qui comptaient un
tant soit peu dans le monde fermé de l’aristocratie locale et blanche
des békés se retrouvaient autour des tables de jeux, des pots de
chocolats et de punch légers et de tréteaux surchargés de victuailles,
viandes froides, poulet boucanés et épicés ou gâteau monstrueusement
garnis de crème côtoyaient paniers de fruits et douceurs de France.
Des
Nos glissa quelques mots à son affidé qui lorgnait déjà la demoiselle
de son cœur, le ramenant à l’ordre et la raison quand la maîtresse de
maison arriva au bras de son époux, grosse baderne écarlate engoncée
dans une robe tout aussi rouge qui aurait été jolie si elle avait serré
une taille de guêpe et non pas ses seins énormes pendants que dévoilait
un décolleté bien trop prononcé et terriblement affreux.
« Gouverneur Des Nos, c’est un plaisir de vous voir » la
dame, ou plutôt la poissonnière, forçait tous les accents comme la mode
de la cour le prévoyait, ce qui renforçait le ridicule de la situation.
Des Nos malgré son dégoût, bien moins visible d’ailleurs que celui de
Nansac, s’efforça de dire quelque chose d’agréable en baisant la main de
la Dame, sous le regard attentif de tous les invités.
« Et moi de même Madame Boisbeuf, vraiment une journée charmante, comme...votre teint de rose. »
réussit-il à dire après une pause face à ce visage rubicond sous
l'effet de l'alcool ou de la chaleur, nez pincée pour ne pas être
empuanti des effluves de la dame en eaux de cologne. Heureusement, son
mari vint aux rescousses des deux hommes quand il interrompit sa femme
qui rougissait du compliment :
« Très chère, n’ennuyez
pas monsieur le Gouverneur. Je suis certain qu’il a envie de se
sustenter ou de boire quelque chose non ? »
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