Soirée de Gala dans un ancien Palais. Il est déjà tard, calèches et fiacres passent et repartent dans l’allée centrale dans un ballet incessant.
Les gens discutent par petit groupes, dans les salons et les salles illuminés. N’avez-vous point trouvé cette pièce fabuleuse ? Et mademoiselle de Fady en Hermione ? Monsieur d’Istre, quel magnifique Pyrrhus, quelle profondeur de jeu…
Je traverse ces salles, un sourire aux lèvres, la bourgeoisie sera toujours la même, fausse et inculte.
Point comme les gens qui se meuvent dehors, trois quatre personnes marchant lentement, bal éternel, dans les jardins éclairés par la seule lumière de la Lune.
La jeune Hermione se trouve là d’ailleurs, sur les marches du palsi, si sur scène elle est une tragédienne grecque, ici, entourée de ses amis comme le Duc de Cibissimo, pacha dans ce monde de lettre, elle est un pinçon frais et rieur.
Monsieur d’Istre discute debout moitié grave moitié rieur avec Mademoiselle Solal, une amie écrivain de talent revenue il y a peu d’Indochine, et la Comtesse de Pazza, accompagnée d’une douce compagne anglaise au visage de fraise, toutes les femmes sont assises dans des chaises en rotin. Bientôt il les invitera à danser
De l’autre côté, le Vicomte de Morand, notre hôte dans cet hôtel, accompagné de son éternel secrétaire et comparse, un jeune loup sans moral, parle politique et histoire avec le Lord Commander Seal, attaché militaire de l’ambassade d’Angleterre. Je pourrais m’approcher d’eux, mais je connais déjà la teneur de leur discussion, alliance politique, peur des fasciste, surement aussi un peu de littérature militaire et étude sur Clausewitz…Il me faudra tout de même aller le saluer, mais tout à l’heure.
Peut-être est-ce le champagne que je bois à petites gorgées depuis le début de la soirée, ou tout simplement la fatigue, mais je me sens mal, très mal, mélancolique. Oui, il vaut mieux que j’évite les discussions ce soir.
Je tire de ma poche une Camel Longue, au doux parfum de tabac blond, fort et entétant comme je l’aime. Je l’allume à la flamme de mon zipo argent, cadeau d’une vieille amie. Puis je me glisse lentement vers les profondeurs du jardin, dans ce dédale végétal.
Il fait frais, et cela me ragaillardi. J’aime, dans la douceur de cette nuit, cette promenade dans le noir, dans les massifs de rose trémières, qui ne laisse voir pour seule lumière celle de la voie lactée. Je tire doucement sur ma cigarette, laissant glisser de ma bouche cette fumée bleue que j’apprécie tant. Lentement, bouffée après bouffée, le tabac se consume.
Je n’ai plus la notion ni du temps ni de l’espace dans ce labyrinthe végétal, même si parfois je puis entendre quelques notes de musique cristalline, un piano joue une valse de Chopin dans le palais.
Je débouche soudain sur une petite trouée, lieu paisible entre les allées sombres du labyrinthe. Un petit bassin est là, au milieu. Une statue, un angelot, déverse sans discontinuer une eau claire et limpide dans un délicieux glougloutement.
En m’approchant, je remarque que je ne suis pas seul. Une femme me tourne le dos, assise sur la margelle du bassin, enveloppée dans un châle blanc. Je m’apprête à partir, pour ne pas être indiscret, mais un je ne sais quoi me retient, m’attire vers cette femme seule dans cet endroit incongru.
Elle ne se retourne pas, je puis contempler ses longs cheveux noirs qui descendent dans son dos. Elle porte, sous le châle, une longue robe beige, classique. Quelque chose émane d’elle, cette femme dont je ne vois pas le visage…
« Approchez monsieur, n’ayez pas peur »
Une voix claire, comme l’eau qui coule dans la fontaine. Je ne peux détourner mon regard d’elle, situation inconfortable, je ne devrais pas, mais mon corps réagit, comme attiré par un fil invisible, magique.
Mes chaussures cirées s’enfoncent dans l’humus doux de la mousse qui tapisse les abords du bassin. Elle me tourne toujours le dos. Un pas, puis un autre, je suis tout près d’elle. Je ne vois toujours pas son visage, mais je sens le parfum doux amer de ses cheveux, une fragrance que je connais…Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sens seulement cette odeur douce-amère, comme un pomme sucrée mais en même temps acidulée. Je n’ai plus qu’un pas à faire, elle ne se tourne pas. Je ne peux détourner mes yeux de son dos, de ses cheveux. Absurde. Je m’assieds. Il faut que je me reprenne, je le dois. Je la regarde de bas en haut, sa robe beige tombe jusqu’au cheville, révélant un pouce de bas blanc. Elle tire lentement sur un fume cigarette une Camel Longue. Elle ne bouge pas, bien qu’elle frémisse à cause du frais du bassin.
Je ne sais pourquoi, au lieu de me retirer en lui laissant ma veste, je pose ma main sur son épaule, elle me la prend. Alors, elle se retourne. Et là…là…Je vois enfin son visage, un visage vide, lisse et blanc comme de la porcelaine, sans aucune marque humaine.
Pourtant, je sais qu’elle me regarde. Elle me fixe de son visage sans traits humains. Elle me regarde. Je ne peux détourner mon regard de ce faciès informe, sans forme…
Soudain, elle commence de hoqueter, puis de rire, rire, rire… « Me reconnais-tu ? Me reconnais-tu ? » Oui je la reconnais, je sais qui elle est, oui démon du passé, je t’ai reconnue!…Elle s’avance, j’ai peur, peur, peur. Je ne peux détourner mon regard.
« Je t’ai enfin retrouvé…Oui je t’ai retrouvé mon amour… »
Non, je hurle, je me débats, ma main quitte son épaule. Il faut que je me lève, il faut que je parte. Elle rit encore, elle rit toujours. JE m’arrache à l’étreinte glaciale de sa main…Et je fuis, je fuis, je fuis, courant à perdre haleine, et son rire, son rire cristallin qui me suit, comme ce parfum, le parfum de la dame en beige…Je crie une dernière fois, dans ce labyrinthe puis…Néant…
Le lendemain, les serviteurs de Monsieur de Morand eurent l’horreur de découvrir un vieil homme, un écrivain connu de leur maître, mort d’une crise cardiaque devant le bassin…Il tenait dans sa main, près du cœur, un morceau d’une robe…d’une robe beige…
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