mardi 20 mars 2018

La fin d'un cycle

Sur le chemin de la montagne, on ne pouvait manquer le village des bûcherons. C’est ce qu’on avait dit à la rônin aux sandales de pailles élimées, toujours grimper une fois qu’elle avait pris à droite, au croisement du chêne foudroyé. Et puis elle arriverait bien vite, mais d’abord elle entendrait les chants des seigneurs de ces bois. Autour d’elle, dans la forêt de sapins, elle entendait le résonnement des masses et les cricris des scies qui entamaient le bois, tandis qu’hommes, femmes et bakemonos entonnaient des chants pour se donner du courage au ventre. La guerrière déboucha dans une large clairière au moment où la petite troupe abattait un arbre. Droit dans sa direction, comme s’ils savaient tous, déjà, ce qu’elle venait faire ici. Peut-être le savaient-ils d’ailleurs, car les nouvelles vont vite dans les montagnes du Tenga. Surtout dans ces communautés de quasi hors-la-loi, réfugiés de guerre ou soldats de l’ombre échoués dans les recoins les plus inaccessibles afin de cacher de sombres secrets. Et quatre semaines s’étaient passées depuis son dernier duel.
Elle le revoyait encore, dans un champ en jachère, à flanc de montagne. Une terrasse bordée de pierres où la moindre glissade, la moindre erreur de repères, pouvait vous entrainer au fond du gouffre. La rencontre avec l’antépénultième tueur dont elle s’était promis de tirer vengeance. Et qui lui avait révélé, avant de disparaître, où résidait son taishō. Avant le duel, il s’était moqué de la rônin, son hakama fripé, son kendo-gi délavé, et sa frêle stature alors que lui, comme tous les autres, et comme le capitaine qu’elle cherchait maintenant, étaient des onis. Des hommes augmentés par les pilules et les piqures alchimiques, de sombres boissons qui relevaient parfois de la magie noire, mais étaient tant prisés par les seigneurs de la guerre pour les capacités en combat que cela octroyait aux fous qui survivaient à ces poisons avant d’intégrer les troupes d’élites. Il s’était moqué, mais il avait compris le sens de l’honneur de la jeune femme, et il avait quitté sa retraite et sa famille pour l’affronter. Alors avait eu lieu le combat, au soleil couchant. La guerrière se rappelait encore la chaleur des deux astres du plan-maître du Tenga qui avait chauffé sa peau, alors qu’au loin la lune rouge précédait de quelques heures ses deux sœurs bleues et noires. Entre chien et loup, entre la vie et la mort. Deux kiai, deux éclairs d’acier bleuté, deux battements de cœur. Une tête qui vole. Un corps qui s’effondre. Ume vivait encore. Et pouvait maintenant abattre le courroux de sa vengeance sur le dernier de ses tortionnaires. Elle était déterminée à mettre ici fin à ce cycle mortuaire. D’un coup de sabre. Vif, mortel, unique.

La jeune femme en était-là de ses réflexions quand l’arbre s’abattit dans un funeste craquement. Présage de mort, ou de vie. Elle ne savait pas vraiment, sauf qu’Ume n’avait pas peur. Elle ne bougea pas d’un cil lorsque la pluie de branches, de feuilles et d’échardes frappa à dix mètres d’elle, alors que s’envolait son large chapeau de paille. Aussitôt le choc terrible encaissé que les gens qui se trouvaient-là venaient vers elle en courant. Hommes en simple vestes, les reins ceinturés d’un linge blanc, femmes en yukata qui laissaient voir leurs bandes de poitrines et gamins nus. Quelques bakemonos, ces gobelins des montagnes ingénieux à la peau verte tirant sur le noir charbon, habillés comme les hommes, se trouvaient-là, criant à la fois de joie et d’horreur face à ce qu’ils avaient manigancé. En effet, l’arbre, contrairement à d’autres sur cette terrasse naturelle clairsemée, venait d’être abattu après le travail mécanique d’une scie à charbon, invention de celui qui parla en premier à Ume et lui indiqua combien il était « dans la désolation la plus désolée d’avoir failli attenter à la vie de la rônin-sama », tout en se permettant d’ajouter « qu’il était très dangereux de venir parfois sur le site d’un essai scientifiquement scientifique » et qu’elle était, « sauf son respect rônin-sama, légèrement inconsciente ». Ume ne put s’empêcher de rire et de présenter elle-même ses excuses à cette assemblée de gueux bien sympathiques, charmée par l’audace et la sincérité du gobelin. Elle leur promit de ne plus trainer dans leurs pattes, qu’elle cherchait juste le chef du village. Tous soupirèrent, habitués aux mœurs guerrières des samouraïs, ashigarus et autre yama-bushis qui bien trop souvent n’avaient d’honneur qu’une vague idée et de code que celui qui leur permettait d’avoir le ventre plein, un lit chaud et une femme pour leur tenir compagnie. De gré ou de force. Sans oublier qu’ils n’hésitaient pas à sabrer aussi sec l’impertinent qui aurait quelque peu chatouillé le code strict du respect établi dans le Tenga.

Quelques minutes après, Ume, accompagné d’une ribambelle d’enfants, arriva auprès d’Oji-San, le samouraï du village et chef de ce petit bout de terrain perdu entre plaine et ciel. Ce dernier buvait le thé lorsqu’elle le trouva sur sa terrasse, il jouait avec un chat, qui s’enfuit, aussitôt poursuivi par les enfants. Ume sourit sous son chapeau de paille, avant de l’enlever et de s’incliner devant l’ancien. Ce dernier lui proposa une tasse d’ocha suivi par des mochi tout juste préparés qu’elle partagea avec les gosses qui revinrent aussi sec. Il était la fin d’après-midi, le temps passait lentement dans ces montagnes, et Ume prenait plaisir à la conversation d’Oji-San. Sans rien en montrer, par gentillesse et petites attentions taquines bien de son âge par rapport à la jeune beauté qu’il flattait en elle, il cherchait à lui faire dire ce qu’elle faisait ici, elle, une femme, et seule en plus. Même avec deux sabres, il disait que la région n’était pas sûre, et qu’en tant que chef de village il souhaitait assurer la sécurité des siens. Bien qu’il ajouta que, pour la sécurité, il savait sur qui compter pour ça.

—Ah bon ? demanda Ume, intriguée.

—Hai, samouraï-chan. Les rigolos que vous avez rencontré tout à l’heure sont de fabuleux inventeurs, regardez ce petit réchaud à thé à chaleur constante, c’est eux. Et aussi des pièges et les défenses que vous avez vues sur la route.

Il était vrai que le village était bien remparé, et Ume avait aussi noté les deux adolescents en armure qui portaient de drôles de teppos, les fusils à mèche, accrochés au-dessus des portes de l’unique entrée.

—Et puis, continuait l’Ancien, il y a parmi nous…Des gens qui ont connu une autre vie.

Ume se rembrunit, rappelée brutalement à sa mission. Le vieil homme sentit la peine de la jeune femme, et le trouble dans son saki, l’énergie vitale du guerrier, qui tournait vers la pulsion de mort. Il le savait car, autrefois, il avait été un sérieux combattant, une brute qui fréquentait les dojos tout le jour et s’était battu sur les plus prestigieux champs de bataille de sa génération. Il n’était pas un grand maître d’armes, mais il avait l’expérience. Et il se doutait bien qu’on ne venait pas se perdre ici seulement pour découvrir un endroit bucolique et passer du temps pour se ressourcer. Pas quand on était une femme, qu’on s’appelait Ume et qu’on portait deux sabres qu’il savait tâchés du sang de sa vengeance. Il dit alors.

—Pardon Ume-chan, je vous ai peinée.

—Non Oji-san ce n’est rien. Je me rappelle juste pourquoi je suis ici.

Une pause.

—Je suis venu chercher vengeance Oji-san, contre quelqu’un du village. Vous le connaissez surement, il se fait appeler Hikuro aujourd’hui. Mais chez moi, il était le capitaine de la troisième section de l’Oni-gumi, Hitokuro Kambei. La lettre que voici autorise ce duel.

Le vieil homme serra fermement sa tasse de thé, sans prendre la peine de lire le papier marqué du sceau officiel du shogun de la région. Il connaissait la vie d’Hikuro auparavant, sa condition, les crises qui le prenaient parfois, quand il manquait des substances alchimiques qui régulaient son corps traumatisés par les expériences passées. Il savait qu’une femme le cherchait, Hikuro lui avait dit en arrivant ici, seul, affamé, et en quête de paix. Il ne l’avait jamais caché. Hikuro était un brave type, qui avait fait de sales choses, mais assumait. Et aujourd’hui il était un membre éminent du village.

—Je ne vous mentirai pas Ume-chan. Hikuro vit ici, il va redescendre avec une cordée de charpentiers d’ici une heure tout au plus. Mais sachez que nous, nous ne le connaissons pas comme vous. Et chaque jour il se repend de ce qu’il a fait.

—Il a tué mon père, fracassé le crâne de mon petit frère et…Violé mes sœurs et ma mère. Parce qu’on lui avait ordonné. Est-ce réellement un homme qui fait cela sans se poser la question de la justesse de ses actes ?

Parce qu’il était une bête. Mais cela elle ne l’ajouta. Cela se voyait cependant qu’elle était troublée, Ume avait saisi la poignée de son katana, serrant fermement l’arme contre elle, pour avouer l’horreur qui se lisait encore dans ses traits. L’horreur de son retour dans le domaine familial. L’odeur des flammes et de la chair brûlé, du sang mélangé à la soue des porcs et aux poulaillers pillés. Les cloisons défoncées, rougies par des traces de fuites éperdues tranchées par une lame, une balle de fusil ou un arc. Des traces de lutte sanguinolente là où les guerriers de son père, ses amis et ses ainés, ses oncles et ses cousins, s’étaient battus jusqu’à la mort. Les corps martyrisés, abandonnés là où ils étaient tombés pour les plus chanceux, encore accrochés par des clous là où certains avaient été poinçonnés aux charpentes, ou pendus aux poutres. Les tortures indicibles, sur des femmes, des hommes, des enfants. Et sur sa famille à elle, la jeune samouraï qui venait de quitter l’enfance, rentrée trop tard, ou trop tôt, pour fêter sa nomination dans les gardes du corps du seigneur. Violence du destin où elle s’était retrouvée seule à contempler son horreur personnelle, un monde renversé, brutalisé, qui l’avait plongée dans l’âge adulte et toute sa cruauté d’un coup unique. La frappe parfaite.

Oji-san fit un geste vers elle, avant de s’arrêter.

—Oui, bien entendu, je comprends.

C’est ce qu’il aurait aimé dire, mais ce n’était pas la bonne chose à dire. Pas s’il tenait à sa tête. Et s’il perdait sa tête, cette jeune femme perdue mourrait aussi sec. Le cycle de la vengeance ne s’arrêterait pas là. Alors, il se lança, enfin enfin.

—Laissez-moi vous dire qui est Hikuro, pour nous. Et après nous reparlerons de votre vengeance. Et du duel qui aura lieu demain matin.

Le jour avalerait la nuit dans quelques instants. L’horizon était passé du voile violine incrsuté d’étoiles au rose, puis à l’écarlate et à l’or fondu. La place centrale du village vivait cependant quelque chose qu’elle n’avait jamais vu. Au milieu, un cercle parfait avait été tracé avec de la peinture rouge, comme le sang qui allait être versé ici. La rencontrer entre Ume et Hikuro n’avait pas été orageuse, mais la jeune femme avait réclamé vengeance, et l’Oni avait accepté. Il était grand et bien bâti, presque deux mètres de haut, tout en muscle et en puissance. Il faisait une forte impression avec ses épaules carrées. Il portait toujours un demi-sourire aux lèvres qui allait bien avec ses cheveux ras, il ressemblait à la statue d’un bouddha guerrier. Il s’était incliné sans mot dire devant Oji-san, son beau-père par ailleurs, avant de parler avec la jeune femme. Il ne lui en voulait pas personnellement, c’était l’ordre des choses, et il allait assumer sa vie passée. Et puis l’Oni avait été allé serrer contre lui sa femme et ses deux filles, avant de dîner tranquillement. Dans la nuit, Ohiko avait pleuré, mais un câlin l’avait calmée. Toutefois, il savait qu’il n’arriverait pas à dormir. Son métabolisme l’en empêchait en partie. Mais surtout, il fallait qu’il se prépare. Alors, très tôt, avant que l’aube ne se lève, il avait quitté la couche conjugale. Sans un bruit, sans faire craquer le parquet de sapin, il était allé voir les filles dans leur chambre, entrouvrant à peine le shoji en papier de prunier. Après il était allé dehors, dans leur petit jardin potager, faire ses ablutions à l’eau claire et glacée du torrent qui courrait dans la pente dans un murmure. Puis il était allé ressortir des choses qu’il ne pensait pas avoir besoin ici, dans ces montagnes où il avait trouvé un semblant de paix. Dix ans depuis l’évènement qui avait traumatisé Ume. En dix ans, il avait cru changé. Il avait quitté l’armée, ou plutôt, déserté, le jour où un enfant lui avait jeté une pierre au visage alors que son village venait de brûler dans une opération antiguérilla. Son premier réflexe avait été de le trancher en deux, pour l’exemple. Mais, peut-être à cause du coup sur la tête, il ne l’avait pas fait. Il avait été pris de remord et s’était enfui à la première déroute. Comme d’autres avant lui. Il se rappelait son errance. Les bagarres contre des bandits. Le sevrage du poison qu’il consommait depuis trop de temps, et ne pouvait être compensé qu’en mangeant abondamment. Il était bien un Oni, un démon, comme disait Ohiko quand elle le voyait manger. C’était elle qui l’avait trouvé, presque agonisant, dans un pré empli de fougères. Elle l’avait soigné, avec Oji-san, l’avait baigné, l’avait coiffé, et fait de lui un meilleur homme que le vagabond qu’il était alors, et meilleur encore que le terrible guerrier d’autrefois qui tuait dans un clin d’œil et appliquait les ordres sans jamais questionner. Sa force, il l’avait mise au service de sa communauté. En tant que bûcheron, charpentier, ou dans les champs. Il abattait le travail de trois hommes fait. Et puis il avait défendu les gamines contre les loups, et le village contre les yakuzas de la ville d’au-delà du col. Il avait tué, encore, mais pour une fois il avait l’impression que c’était…légitime. C’était à ce moment-là qu’Ohiko avait partagé sa couche, pour la première fois, et lui avait montré que, tout démon qu’il était, il était un homme. Et avait aussi le droit d’aimer. Dix ans plus tard, deux filles belles comme le jour, et une situation. Loin de la guerre et des seigneurs de la mort qui régentaient ceux qui vivaient là, en bas, dans les plaines du Tenga. La brume matinale s’accrochait aux forêts et aux monts, voilant le regard dans la pureté des nuages. Une mer calme et paisible, tout comme l’était ces bois qu’il chérissait tant. Il pensait à cela en regardant le sabre long, un tachi, qui trônait sur un reposoir en bois laqué. Il s’était dépouillé de ses vêtements de nuit. Mis à nu, révéler ses muscles durcis par le labeur, sa peau vieil or vierge de tous poils et les cicatrices trop nombreuses d’un corps marqué par de trop longues années de guerre. Il avait saisi un vieil hakama grisé par le temps, et une veste de sabreur légèrement mitée depuis la dernière fois où Ohiko l’avait sortie pour lui faire prendre le frais. Il avait noué l’obi à sa ceinture, dans un geste mille et mille fois répété, avant d’y passer le sabre, lame en bas. Enfin, il avait saisi un petit coffre de bois marron sans fioriture. Dedans, il en avait extrait un masque terrible, blanc sauf deux traits rouges qui couraient autour des yeux. Le nez grossier, énorme et rapace à la fois, tandis qu’en dessous une moustache de cheveux humains renforçait l’horreur démoniaque des dents bizarres et des cornes qui partaient depuis la commissure des lèvres. Ce n’était pas un vulgaire masque, mais un menpo, une protection guerrière terrifiante. Démoniaque même. Le symbole de sa charge et de son passé. Lentement, il le caressa d’une main, tandis qu’en lui une sourde colère revenait. Dedans, des petites piques d’acier crissaient sous ses doigts. C’était là l’origine des cicatrices sur son visage. Là où entraient directement le poison de la Furie. Souvenirs de mille et un champs de bataille. Alors, lentement, il reposa l’artefact dans sa protection. A regret. Mais aujourd’hui, il combattrait à visage découvert. Son visage. Celui de l’homme qu’il était devenu. Il poussa un soupire et alla s’asseoir en seiza sur la terrasse devant son jardin, et s’était ressourcé, prenant le temps de respirer, comme Oji-san lui avait montré. Inspiré, expiré. Inspirer, expirer. Il voyait déjà le combat, il le vivait déjà, il était le combat à venir. Les sabres qui sautent de leurs fourreaux dans un geste vifs, s’entrechoquent, se frappent, se battent comme fer. Chaque coup est mortel. Chaque vibration de l’air annonce la mort avec ces coupe-coupe capables de trancher en deux un homme. La respiration se fait plus lourde, le corps aussi. La sueur coule, depuis les cheveux, le long du front, glisse sur l’arcade d’un nez et tombe dans un œil. Troublé, il manque le coup. Aussitôt la morsure du sabre. Le sang qui gicle. Il s’effondre. Il meurt. Il est prêt à cela. Il est prêt aussi à trancher et ahaner, marteler la frêle jeune femme par sa puissance, malgré sa vivacité. Et d’un coup, d’un seul, la couper en deux. Mourir ou vivre. L’acier, seul, tranchera le fil de ses pensées. Mais Hikuro, dit Hitokuro Kambei, dit le bûcheron, dit le boucher, n’est sûr que d’une chose. Il va assumer. C’est le combat de sa vie. Et à l’affronter, il est prêt.

La tension se sentait. Hikuro étai aimé ici. Et pourtant, Ume dégageait une certaine sympathie suite au petit discours d’Oji-san. Une vengeance, c’était quelque chose que tout le monde pouvait comprendre. Tout le monde retenait son souffle tandis que les deux duellistes entraient dans l’arène, en hakama relevés pour ne pas gêner les mouvements et kendo-gi attachés par les fils de lin blanc rituel. Ume avait attaché ses cheveux. Hikuro, lui, l’attendait en faisant quelques fentes de ses jambes puissantes. Un tremblement dans l’assistance. La plus jeune fille d’Hikuro courrait vers son père, Ohiko n’avait pas réussi à la retenir. Hikuro l’accueillit dans ses bras, et lui murmura quelque chose pour elle seule. Ume ne dit rien, laissant le temps à son ennemi de faire ses adieux au monde. Elle n’était pas un monstre, elle. Sa vengeance pouvait bien patienter quelques instants. Le père de l’enfant la repoussa lentement, et malgré ses sanglots, celle-ci retourna auprès de sa mère. Le combat pouvait commencer. Oji-san rappela le pourquoi du duel, en lisant la lettre du shogun. Puis l’Oni et la femme s’étaient salués, vivement, baissés sur leurs genoux un instant et dégainé en se relevant. L’un comme l’autre se regardaient maintenant, jaugeait la distance, le ma-ai, entre eux. Le ma-ai, l’intervalle entre la vie et la mort. C’était à la fois quelque chose de physique et spirituel. Au bout de la lame se trouvait la frappe, et la frappe ne pouvait venir que du ventre, le siège de l’être. Ki, ken, taï, ichi. L’énergie, l’épée, le corps, unis. Entrer dans l’intervalle, c’était risque à la fois son âme et réussir à tuer virtuellement l’adversaire. Pourtant, l’une comme l’autre, ne semblaient pas pressés. Le combat, lui, avait commencé. Dans leurs deux regards, perdus l’un dans l’autre. Leur saki exsudait par tous les corps, cherchant à abattre l’autre, à le noyer sous l’énergie vitale, avant de tuer d’une frappe vive et parfaite. Ume ne réfléchissait pas, elle était son arme. Elle notait tout, avec une acuité parfaite. Le rythme de la respiration de l’adversaire. Ses épaules qui se soulèvent. Le tachi qui se tend. Tâte presque la lame de son katana. Il respire un peu plus vite. C’est un piège, elle le sait. Elle reste maitresse d’elle-même. Ce duel pourrait durer des heures, ou un instant. Elle voyait Hikuro, elle le sentait, et quelque chose transpirait de son énergie vitale. La volonté de vivre. Non, il ne voulait pas mourir aujourd’hui. Parce qu’il avait réussi à construire quelque chose, à être quelqu’un d’autre, à saisir une nouvelle chance. Oji-san lui avait longuement parlé, lui avait dit qui était Hikuro. Un homme plein de doutes. Un vagabond. Un voyageur. Un rônin comme elle. Sur la vague, il s’était laissé emporter, noyer, drosser sur un rivage, où il avait trouvé une sorte de paix. Pourtant il était prêt à remettre tout en cause dans ce duel. Prêt à risquer sa vie, parce qu’il avait un appétit de la continuer, au travers de ses filles. Ume, elle, aurait aimé qu’il soit un monstre, comme les autres. Une brute qu’elle aurait tuée d’un coup d’un seul. Pourtant, depuis son dernier duel, elle se demandait si elle avait la raison avec pour aller au bout de sa vengeance. Son devoir, lui, était clair. Tuer, sans pitié. Le droit aussi l'autorisait à accomplir cette vendetta, et continuer le cycle jusqu'à ce, qu'un jour, les enfants de ses ennemis viennent à leur tour s'essayer à la sabrer pour venger leurs pères et mères. Son droit, son devoir, son honneur appelait vette vengeance. Mais elle se rappelait le visage moqueur et paisible du dernier homme qu’elle avait assassiné. Seijuro, le bras droit d’Hikuro. Il s’était fichu d’elle, et de lui-même aussi avant le combat, un peu comme le géant qui aujourd'hui continuait de sourire malgré la tension du combat à venir. Seijuro avait pris une position de garde basse, faisant un avec le Vide. Il était en paix avec lui-même quand son sabre avait coupé sa vie en même temps que sa tête. Il avait interdit, auparavant, à son fils de relancer la vendetta. Pourtant elle avait ressenti la haine de l’enfant quand elle était revenue, seule. La même que Hikuro avait dû en ressentir une autre, lorsqu’une pierre s’était fracassée sur son masque aux formes démoniaques. Elle essayait de chasser cette pensée et de revenir vers la non-pensée, la frappe ultime, pourtant elle savait très bien qu’elle atteignait ses limites. Devoir et honneur face à la droiture et la bienveillance. Hikuro était aussi fort qu’elle. Il devait sentir son trouble. Pourquoi ne frappait-il pas ? Non, il restait en garde, comme s’il attendait qu’elle le tue, et mettre un fin à ce cycle…Sachant qu’un autre commencerait aussitôt. Mais le voulait-elle vraiment ? Un demi-sourire aux lèvres, il la regardait. Elle saisit plus fermement la garde de son katana. A ce moment, elle sut. Elle était prête.

Le chat d’Oji-san s’échappa des mains de l’ainée d’Hikuro, et bondit entre les duellistes. Hikuro cria. Ume aussi. Une frappe d’acier, deux kiais trois cœurs qui battent. Hikuro n’avait pas porté de coup. Ume, elle, avait frappé de toute son énergie, de toutes ses forces, de toute son âme. Et avait d’un geste vif dénoué l’obi d’Hikuro et rasé la queue du minuscule chaton qui tomba d’inanition. Dans le même geste, elle avait rengainé, alors qu’Hikuro la regardait, sans comprendre. Tout le monde retenait son souffle. Ume, elle souriait, tandis qu’une larme, unique, coula le long de sa joue. Doucement, elle se tourna vers Oji-san, et s’inclina profondément. Il ne fallait pas de mot pour lui, il avait compris. Puis vers Hikuro, et sa femme, et ses filles. Pour eux, elle devait dire quelque chose. Faire comprendre son intuition qu'elle même avait saisie au vol :

—Ma vengeance s’est accomplie. Maintenant, je vais continuer mon pèlerinage guerrier et chercher à devenir meilleure que je le suis. Merci Hikuro pour cette leçon. Désormais, mon sabre ne servira plus la vengeance, mais la vie.

Lentement, sans un bruit, elle reprit son chapeau qui était posé juste en dehors du cercle. La main sur la garde, la jeune femme quitta le village, ses hommes, ses femmes, ses bakemonos. Et les enfants. Le cycle de la vengeance se terminait, ici, dans un village de la forêt. En paix, pour l’éternité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire