Tout avait commencé le jour de la mort de Klaus. Mon premier
jour aux Cigognes. Peut-être que certains diront que tout remonte à l’avant-guerre,
ils auront certainement raison, en partie du moins. Pour d’autres, ce sera l’absurdité
d’un conflit où l’homme n’avait plus sa place, sauf pour quelques rares
aventuriers qui osaient encore braver la technique pour ne pas oublier, dernier
baroud d’honneur de chair et de sang, qui était la réelle cause de toute cette
histoire.
Je me souviens, je venais de finir mes classes, et être
envoyé parmi ces légendes vivantes m’avait transporté de joie. Je trépignais d’impatience
de rejoindre le front, au point que j’en avais même oublié Suzanne. Ma pauvre
Suzanne, je sais que tu avais compris ce qu’un gamin de vingt ans pouvait
trouver de plaisant dans partir à la guerre, dans ce grand jeu de la virilité.
Tes jolis yeux avaient pleuré, et ton sourire avait disparu, mais pourtant je
savais qu’au fond de toi tu connaissais déjà la ritournelle, et que tu m’attendrais
pour consoler l’enfant traumatisé par tout ça. Par la seule beauté de ton amour
immense. Oui, à cet instant, en descendant du train, tandis que là-bas, non
loin, tonnait le canon et que la poudre et son odeur suave me grisait déjà, je
ne savais pas encore combien j’aurais dû t’aimer plutôt qu’aller jouer à la
guerre.
Nous étions cinq jeunes fous pleins d’espoir. Dans le train,
nous lisions et relisions un de ces torchons de propagande bon chic bon genre,
qui exaltait l’ardeur combattive de nos compatriotes en chantant l’épopée des
nouveaux chevaliers du ciel. J’aurais été bien malin de ne pas les croire, et
les Cigognes nous apprirent très vite que tout cela n’était que des salades. Je
nous revois, cinq jeunes coqs dans nos beaux uniformes bleus, sur le quai de la
gare de ***. Trois d’entre nous sont morts, un quatrième n’est plus que l’ombre
de lui-même et moi, alors que j’écris ces lignes à la pâle lumière du quinquet
à gaz, tandis que ma Suzanne dort paisiblement, je me demande quels fantômes de
ma jeunesse me guettent dans le clair-obscur de la chambre.
Mais revenons plutôt à e premier jour. Une voiture nous
attendait, conduite par un planton déferrent. Etait-il au courant de la petite
surprise de nos camarades pilotes ? Je ne l’ai jamais su, plutôt avide de
savoir comment attirer la gloire et les honneurs sur mes ailes toutes neuves.
Mais je pense qu’il s’en doutait, blasé, comme tous les biffins, de voir des
petits coqs de basse-cour se croire plus malin que tous les autres. Nous, nous
pensions à une grande fête, lui devait connaître déjà la tragédie. Et dire que
je n’ai jamais su ce qu’il était devenu, ce grand jeune homme dégingandé qui
nous escortait. Je n’ai même pas connu son nom, mais je revois encore son
visage buriné par le soleil, comme tous les bons paysans. Rude et carré, on ne
pouvait pas lui tirer trois mots d’affilé. Il se contentait de répondre par oui
ou par non, ou de se murer dans un mutisme obstiné quand on avançait de trop.
Nous arrivions enfin au terrain. A vrai dire, c’était plus
une longue pelouse mal taillée sur ses abords et creusée de nids de poules,
autant dû aux attaques de l’ennemi qu’au raté de nos pilotes quand ils venaient
se vomir dans l’herbe grasse. Pour le reste, quelques cabanes de bois pour tout
logement, popotes et bar compris. Une tente PC, des hangars de tôle et de zinc
près d’un petit bouquet rabougri de conifères pour planquer les avions. Le tout
était recouvert de filet de camouflages aussi terne que le ciel gris pâle,
vaguement éclairé ce dimanche-là par un soleil maladif qui tardait à sortir de
son long sommeil d’hiver.
Notre arrivée passa inaperçue, tant toute la base semblait
se retrouver en plein milieu du champ, là où une dizaine de biffins tout
crotté, venus tout droit de la première ligne dans leurs uniformes bleu horizon
recouvert de boue et d’immondices venaient d’amener une carriole branlante. En
s’approchant de la petite troupe, ce fut d’abord l’odeur de chair brûlé qui
attaqua nos sinus, mêlée à celle de l’essence et du sang. Et puis, l’horreur,
celle d’un corps d’un pilote, encore vêtu de sa combinaison de vol. Son masque
avait fondu sur ses traits, défigurant à jamais son visage. Il était noir de
fumée et d’essence qui fumait encore là où la terre humide n’avait pas encore
éteint toutes les flammes. Le malheureux, au comble de la détresse tandis qu’il
allait au tapis, avait préféré se tirer une balle dans la tempe, et serrait
encore avec force son revolver, même si quelqu’un, en le sortant de la
carlingue en feu du Nieuport, avait eu la décence de ne pas laisser son bras
collé à son crâne désormais à moitié explosé. Saint-Hubert, le plus jeune de
notre groupe, un bonhomme hobereau grand buveur et gouailleur venu de Champagne
et qui était le comique de notre petit groupe, alla immédiatement courir vers
la morne futaie mais ne put y arriver, rendant ses tripes sur ses bottes
cirées. Mes camarades et, je dois l’avouer, moi-même, du moins de ce que je
voyais dans le reflet que me rendaient leurs yeux, étions très pâles. C’était
notre première expérience avec la mort. Les hoquets humides de Saint-Hubert
brisèrent le silence de la veillée. Personne ne pleurait avant, et c’était ce
silence qui nous avait impressionnés dans notre marche vers ce petit groupe.
Les visages des hommes, soldats et pilotes, était rude, maculé de boue et de
suie. Les tenues laissaient à désirer, même pour ceux qui portaient des galons,
en dehors de l’officier commandant la base qui portait alors monocle et avait
sa raie parfaitement dessiné. Mais lui semblait bien loin de cet endroit, les
yeux fermés, il tapotait sa jambe d’un trost de bambou et ne sembla même pas
remarqué notre arrivée fracassante dans cette assemblée, alors que tous les
autres nous jetaient des regards mauvais. Le cynique Ceynard se retint de tout
commentaire, comme moi. J’aurais plutôt eu envie de m’enfoncer dans la terre,
ou de ne jamais m’être approché de cette veillée funèbre et maudissais entre
mes dents Saint Hubert pour son estomac délicat, s’il n’avait au moins pas
repris trois fois du poulet en mayonnaise. Vianet avait toujours son journal à
la main, appendice qui tremblait face à ce macabre spectacle. C’est ce qui nous
sauva, en partie, ou plutôt, nous envoya dans de nouveaux pétrins. Un grand
jeune homme aux cheveux bruns s’approcha, il arracha le journal des mains de
mon camarade et lut d’une traite la première page. De pâle, il devint rouge
brique, tandis que sa colère montait à vue d’œil. C’était étrange qu’un si beau
garçon, mince, délicat et noble pouvait passer d’un état à l’autre en un seul
clignement de paupière. Du moins, c’est ce que je constaterai plus tard. Il
portait aux épaules ses insignes de lieutenant et, d’un coup, comme le canon
ouvre la bataille ou le bâton une pièce de théâtre, il se mit à hurler :
« Klaus, Klaus, Klaus…tu viens de cramer pour qu’un
petit journaleux à la gomme, bien au chaud dans son bureau parisien puisse
écrire que nous sommes les chevaliers du ciel, les nouveaux héros de la France.
Pauvres abrutis. S’il ne savait qu’une once que c’est qu’être un héros. Ne serait-ce
que pour monter dans ces cercueils volants en dépit du bon sens, sans
parachutes, pour la gloire de notre belle nation et cocorico…Et dire que
personne ne dira jamais que mon plus cher ami, un demi-boche, s’est sacrifié
pour elle. Que personne ne connaîtra jamais ta douleur, alors que tu as du te
tirer une balle dans la tempe…Pauvres imbéciles » il nous jeta un regard et
reprit toujours sans reprendre haleine « et vous les gamins ? Vous
croyez tout ce qu’on vous dit ? Regardez bon sang de dieu « il m’attira
à lui et me traina presque jusqu’à la charrette « Regarde, tu sens cette
odeur de roussi et de cramé, tu vois ce corps…Et tu vas finir comme lui mon
garçon. Quelques semaines de plus à vivre pour toi, mais la Rose Noire te
fauchera, et ça sera finit pour toi, comme Klaus, comme Jean, comme Etienne
avant lui » alors, le lieutenant s’effondra en se posant contre la charrette,
et se mit à pleurer. Personne ne lui jetait de regards dégoutés, personne n’était
gêné comme je pouvais l’être. J’apprendrais, plus tard, que le lieutenant Morin
était un proche ami de Klaus, et en voyant mes propres camarades revenir les
bottes devant dans ce genre de situations, je sentirai la même colère mêlée aux
larmes, tandis que je dirais adieu à mes plus chers amis.