Un jour, c’était la fin de la mousson, l’Ennemi a avancé. La
pluie fine commençait à tomber moins dru, nos battledress n’étaient plus détrempées,
lourdes et glacées, à la moindre sortie. Il faisait presque beau tout le temps,
du moins, les nuages nous épargnaient un peu plus. En revanche, la guerre
reprenait son droit.
Nous régnions sur la Haute-Région, seigneurs de la guerre,
perchés dans nos aires et fondant dans les vallées pour chasser. Le peuple du Tasseng Touby Lyfoung nous préservait des atteintes de
l’adversaire, nous fournissant renseignements, provisions et soldats. Le GCMA
tournait à plein régime, appuyé par les parachutages venus d’Hanoï et de
Saigon. Nous, commandos et Méos, étions les rois des
hauteurs, mais la vallée était un théâtre d’une guerre fratricide. Les peuples
Thaïs se battent entre eux depuis des générations, ne reconnaissant que la
seule autorité des Méos des plateaux. Chacun des petits hameaux perché à
flanc de colline ou perdu dans les
humeurs de la jungle survit en se haïssant les autres, par des razzias et des
batailles sanglantes. L’Ennemi savait jouer de ces dissensions, et nous savions
pertinemment que les sourires et les serments d’allégeances des chefs de tribus, qui nous offraient
l’alcool de riz et une pipe d’opium en gage de paix, étaient les mêmes qu’ils
donnaient aux ennemis de la France.
Cela ne nous choquait pas. A vivre entre deux maux, il vaut
mieux ne pas choisir plutôt que de souffrir la vengeance de l’un.
L’Ennemi s’était installé dans un village dans le bas de la
vallée, loin de nous, mais chaque jour poussait un peu plus haut, lançant
patrouilles d’enfants perdus et installant des postes réguliers. Ils
cherchaient à nous asphyxier, mais il est toujours malaisé de venir chasser le
Tigre dans sa tanière. Nous évitions avec grand soin d’attaquer de front nos
adversaires, Passi avait été clair là-dessus.
Une bataille rangée, même avec le courage des Méos, ne mènerait qu’à une
sanglante défaite. Nous menions une véritable guérilla, attendant l’usure et la
fatigue des troupes pour passer à l’action. Ici, c’était un homme que nous
poignardions dans la nuit. Là-bas, nous conduisions une patrouille dans les
marécages, la laissant s’engluer comme des buffles dans les brumes fétides,
avant de tailler en pièce les hommes au coupe-coupe. Parfois, avec d’autres
commandos, nous attaquions de nuit un campement, plongeant sur nos proies comme
les racines de la jungle sur la moindre parcelle de terre. Les ténèbres
résonnaient alors du staccato des armes automatiques et du fracas des grenades.
Les renforts ne pouvaient que constater qu’une partie des troupes de la
division, une de plus, avait disparu dans la nuit noire, les enterrant
sommairement avant de s’enfuir, dès fois que nous serions restés dans les
parages.
Mais nous ne pouvons pas être partout, les villages tombent
aux mains de l’Ennemi, qui y laisse des pièges, aussi patient que nous.
Patrouilles seules, offerte comme un plat que l’on découvre au Grand Hôtel de
Saigon. Alors, c’est une guerre des nerfs, une longue partie d’échecs, à qui
tiendra les hameaux le plus longtemps. Les victimes, ce ne sont ni l’Ennemi, ni
les Méos, ni nous. Ce sont les habitants de la vallée. Alors, la guerre devient
cruelle.
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