La course dans la jungle, après avoir dévalé les sentiers
montagnards, au risque de nous tuer à chaque éboulis. Les seuls sons viennent
de la vie nocturne, ici un singe, là-bas une chauve-souris. Les pataugas ne font
aucun bruit sur l’humus humide. Le chemin est une sente étroite, on ne peut
qu’avancer, tout droit, jamais se retourner, à moitié baissé à cause des lianes
qui pendent, fouettant parfois nos visages trempés. L’Ennemi n’est pas loin, la
pluie couvrira notre approche, s’il pleut encore lorsque nous arriverons
là-bas, au bout de la piste. Pour le moment, la végétation luxuriante nous a
happé corps et âmes en son sein, elle nous enferme entre deux murailles solides
aussi dure que le ventre d’une mère qui chercherait la mort de son enfant, nous
sommes aveugles et en sueurs, tandis que la moiteur fétide de l’humus
marécageux saisit nos chemises et nos yeux, dégoulinant comme dégouline l’eau
salée de tous nos pores.
La dizaine de supplétifs Méo nous suit sans un mot à travers
la sente ouverte au coupe-coupe. Un bras se lève, l’éclaireur. Formation en
éventail, couché dans l’herbe rase mille fois piétinée par les coolies et les
troupes, nous rampons sur une dizaine de mètre. La piste ennemie nous conduit
droit sur la trouée, une hutte au milieu, quelques barils et des obus abrités
par un auvent. Sur le toit, une mitrailleuse scrute de sa gueule les tréfonds
ténébreux de la jungle. L’Ennemi est là, insouciant au milieu de cet espace
découvert, provocation dans l’étouffante jungle, rare trace de l’Homme qui
lutte constamment contre la Nature. Trace de notre folie, d’une ingéniosité
maladive toujours sur le fil du rasoir, et qui, à terme, perdra contre la
jungle, ensevelie sous des mètres de forêt vierge.
Une sentinelle tourne
autour de la masure, abritée par une vareuse miteuse. A l’intérieur, quelques
soldats mangent à la lumière chiche de bougies.
Quelques signes pour expliquer le plan d’action. Saint
Brieux attend le passage de la sentinelle pour la poignarder. Le Mousse vise
tranquillement, à cent mètres, il ne peut pas rater le mitrailleur. Saint
Brieux bondit, suivi de deux Méo. Une poigne forte saisit la sentinelle qui
s’effondre dans le seul glougloutement de son sang qui fuse de sa gorge
tranchée. Au même instant, un éclair, détonation fracassante. Le mitrailleur
s’effondre.
Cri d’alarme, il n’était pas seul. L’Ennemi sort en trombe,
arme au poing, immédiatement cueilli par nos tirs. Le Mousse enchaîne les
cartons au fusil. Moi je bondis, PM armé, une rafale couche deux ennemis qui
s’enfuient. Une femme se dresse en travers de mon chemin. Une femme ? Elle
m’aligne avec son colt, un petit revolver japonais type26. Dans le
clair-obscur, elle ressemble à Châu, la petite perle
de Vientiane. Mais sa détermination, on dirait Marie-Hélène. Le même regard
farouche, yeux noirs brillants, mais non, Marie a les yeux verts, ou noir. Je
ne sais plus. Ses pomettes délicates remontent, carrant sa mâchoire, elle tendu
à bloc, un faux-pas et c’est la mort, je la mérite, après ce que je lui ai
fait. A qui ? La jeune femme soldat ? Marie-Hélène ? Les
deux ? Son arme me vise, droit au cœur, comme le sourire de Marie Hélène,
le jour du 14 juillet 19**. Mon dieu, je ne me la sortirai jamais de la
tête ? C’est étrange ce que l’on peut penser au moment de sa mort. Elle va
tirer. Soudain, elle s’effondre. Une balle vient de la frapper en plein cœur.
Un méo, sur ma droite, me regarde de ses petits yeux plissés. Je ne sors pas de
ma rêverie, je le salue, puis m’approche de la femme. C’est une jeune fille,
peau de lait, grand yeux noirs et cheveux de jais aussi profond que la nuit.
Une larme de sang coule de sa bouche, en un dernier sourire. Elle est belle.
Elle est morte.
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