La nuit noire. Une voiture roule à tombeau ouvert, tous feux éclairés,
sur une route de terre battue bordée par une végétation luxuriante et exotique
de banians. Soudainement, la voiture arrive sur un plateau, et dérape dans une
allée pleine de bananiers plantés géométriquement. Dans l’air de la nuit, on
peut apercevoir des dizaines de lampes éclairées un peu partout, et la voiture
roule droit vers une des maisons sombres, vaste manoir colonial.
Je descends de la voiture, devant une véranda ouverte. Une femme se
lève d’un rockingchair, grande et mince, cheveux longs, roux, retenus sur le
sommet du crâne en un chignon compliqué.
Elle est vêtue d’une jupe longue, et d’une chemise en soie blanche qui
colle à son corps dans la chaleur du soir, décolleté, révélant des seins lourds
et fermes. Sa bouche, trait rouge sang dans l’ombre, se trouve sous deux yeux
verts aussi brillants que ceux d’un chat. Elle avance de quelque pas, sur le
palier, et me regarde. Je grimpe les marches rapidement, dans un mouvement qui
prend pourtant un temps infini, tandis qu’elle me scrute de son regard de chat
perdu. Son corps se penche en avant, vers moi, elle me bloque le passage, en
recherche d’un baiser. Je m’arrête dans cet entre-deux.
« Tu es rentré » dit-elle, d’une voix de soprano fluide,
mais à la fois pleine d’hésitation.
« Je suis rentré » réponds-je.
« As-tu faim ? »
« Non ! » trop hâtif « j’ai dîné à
Vientiane », sourire pincé de sa part.
« Père t’attends »
« Je sais » dis-je en m’avançant. Elle s’écarte à peine, je
la frôle dans ma marche, elle tend son bras, comme pour m’arrêter, dire quelque
chose. Je suis attiré magnétiquement par le mouvement de son poignet, j’aimerai
le prendre, le baiser. Non, je n’ai pas le droit.
« Marie-Hélène » soupir.
La scène n’a duré que quelques instants, à moins que ce ne soit une
éternité. La porte de la maison s’ouvre, dans le flot de lumière qui se répand
dans la nuit moite, se dresse une figure aussi noire que la clarté lunaire.
« Jeune maître, Il attend ».
J’entre…
La chambre est baignée par la lumière de la Lune, la seule lumière
artificielle est due à une petite veilleuse à côté du lit à baldaquin recouvert
de coussins et de soierie. Dessus, un vieil homme est couché sur le côté,
tirant de longues bouffées sur une longue pipe en terre, tenue constamment allumée
par une jeune fille douce dans une tunique de soie noire. Lorsque j’entre, le
vieux claque des mains et la douce s’en va, sans un bruit, marchant sur le sol
jonché de lattes de bambous à petits pas pressés. Je contemple le vieil homme
qui continue de fumer, yeux mi-clos, le mélange de tabac et d’opium qui embaume
l’air frais de la chambre ; il est vêtu d’une tenue Méo, pantalon
finissant aux genoux noirs, et tunique annamite de la même couleur. Ses cheveux
longs et blancs sont retenus par une lanière de cuirs frappée de petit clou d’argent.
Aucuns sons, sauf les grillons dehors et le battement du lourd panka de
bambous. Tout dans cet homme fait penser à un quelconque chef maigre des hauts
plateaux, si ce n’est sa carrure, grande et forte, ses pommettes hautes, et ses
yeux bleus glaces, durs et aristocratique. Digne descendant du croisement entre
Asie et Europe, entre un officier racé droit issu de Saint-Cyr et d’une princesse
Méo. Mon père, administrateur français et maître des hauts plateaux.
« Tu es rentré » dit-il de son baryton grave, après avoir
expulsé une grande quantité de fumée opiacée.
Trois fois en une journée que l’on me pose cette question, cela en
devient gênant. Aurais-je du rentrer.
« Tu ne dis rien ? Tu as raison, tu n’as nullement besoin de
t’excuser, tu n’es ni un marchand ni un coolie, tu es un soldat et mon fils. »
Là encore je ne réponds rien, je sais que cela ne servirait à rien.
« As-tu vu la femme de ton frère ? Toujours aussi délicieuse »
Inconsciemment, je serre les poings. Mon frère est mort, et le vieux
salaud me ressort cette vieille histoire ?
« Je plaisante mon garçon, ce que tu feras ne regarde que toi, et
elle. Mais à mon avis, il vaudrait mieux que tu te trouves une petite annamite
qui te portera de beaux enfants, plutôt que d’aller vers une de ses européennes
extravagante, aussi dangereuse qu’un serpent-feu. » Il tire une nouvelle
bouffée de sa pipe, avant de reprendre.
« La guerre en Europe est finie tu sais. Mais tu ne pourras pas
te reposer. Non, une nouvelle guerre couve, et la France ne nous soutiendra
pas, jamais. Ils s’en moquent bien de nous, à Paris, de ceux qu’ils appellent
les « indochinois ». Nous ne sommes rien pour eux, sauf des expatriés…Mais
notre vie, ta vie, est ici fils, je sais ce que tu ressens quand tu rentres, je
l’ai senti moi aussi. Le même sentiment que tu as senti en revenant dans les
bras de ta jeune fille de Vientiane, puis en montant ici. J’ai vu comme tu es
arrivé, tu avais la rage au cœur, tu m’en voulais presque, et tu en voulais à
ton frère d’être mort, à moi de te rappeler. Et pourtant, dès que tu l’as
revue, dès que tu es monté, tu t’es senti apaisé. »
Je regarde le vieil homme qui me regarde derrière son écran de fumée.
Il a raison, toujours.
« Mais je radote. Je parlais de guerre. Tu sais qu’ils sont de
plus en plus nombreux sur les plateaux…Ils viennent pour tuer, ou être tué. La
guerre vient. »
« Et que comptez-vous faire ? »
« Rien. Rien pour le moment…Ce n’est plus aux vieux d’agir tu
sais. Aujourd’hui mon fils, tu dois être comme moi. Fume, bois, aime une femme,
et demain ce sera pour toi la guerre et le sang. Profite mon enfant. Vas
maintenant. Meï Ling a préparé ton lit. »
Sans rien ajouter, il se retourne et se remet à sa pipe. Je quitte la
pièce tandis que la jeune Méo revient. Je tire une cigarette de ma poche, l'allume à une lampe à pétrole éclairée dans le couloir avant d'aller à l'étage suivant, dans ma chambre.