Les gros nuages noirs sur les hauts
plateaux du Laos poussent la marée des fourmis humaines à accélérer le
pas, s’agglutinant dans les rues déjà bondées pour se ravitailler avant
les premières pluies de la mousson qui vont tomber en ce début de
soirée. Des coolies courent et pestent en tous sens, forçant un passage
entre les badauds scrutant les maisons closes du quartier des plaisirs.
Une voiture européenne s’achemine durement à travers la presse humaine,
son chauffeur, un annamite en gant blanc et casquette, appuyant à fond
sur le klaxon, ajoutant un peu plus à la cacophonie des poulets en
cages et des vendeurs de rues.
Je me fraye un chemin, lentement, en prenant tout mon temps. Il faut dire, ma haute taille me permet de voir au loin et de choisir les meilleurs passages, de même que ma carrure, à moins que ce ne soit mon uniforme de la marine marchande, m’ouvre une légère trouée au fil de mes pas.
J’arrive devant ma destination, une porte en bois, peinte en vert. Un énorme chinois barre l’entrée. Je le regarde droit dans les yeux, sans ciller. Lui aussi me fixe, de ses yeux étirés, mince comme ceux d’un chat. Il fait un mouvement imperceptible de la tête de haut en bas, faisant à peine bouger sa longue moustache et le gras de son cou. Puis il sourit, avant de s’écarter lentement, d’un mouvement plein de grâce, avant de frapper trois coups. Derrière la porte, le cliquetis d’un verrou se fait entendre, on lève une barre avant d’ouvrir le seuil. Le poussah chinois me fait un signe de sa main, je passe. Je retourne la tête au moment où la porte se referme, et je le vois se remettre dans sa position impassible, comme un gros chat prenant le soleil.
A l’intérieur, une femme âgée s’approche de moi, me prend ma veste qu’elle pose dans les mains d’une servante, une exquise jeune mandchou, expatriée de force pour servir loin de sa terre natale. La femme âgée, le visage ridé comme une pomme de fin d’hiver, m’invite à entrer dans une enfilade de jardins ouverts, avant de pénétrer dans le bâtiment même. J’enlève mes chaussures souillées par la boue des rues poisseuses, et je monte les deux marches en bois de pin. Il fait bon à l’intérieur, ni trop chaud ni trop froid. La vieille femme continue de me guider, même si je connais le chemin, à travers les couloirs longs. De temps en temps, devant des paravents, je peux entendre le rire clair d’une jeune femme, le tintement des bouteilles d’alcool de riz et les discussions bourrus des hommes d’affaires et d’armes. Quelque part, peut-être dans le jardin intérieur, des mains aussi douces que la soie glissent sur les cordes d’un dàn baù.
La vieille femme s’arrête, s’agenouille et ouvre un paravent, m’invitant à entrer dans la pièce. Le vieux Hu a déjà posé le thé sur une table basse, à côté d’une natte de joncs. Je rentre en le saluant. Il me demande si mon voyage en Europe s’est bien passé, je glisse quelques réparties convenues sur la longueur du voyage de Haiphong à ici avant qu’il ne s’éclipse en fermant le paravent, me laissant seul devant le panorama des montagnes vertes et noires, couvertes de terrasses où l’on cultive le riz, le paddy et l’opium et sous lesquelles coule le Mékong. Je me sers un thé, une douce fumée parfumée s’en exhale, je le bois petit à petit, regardant le travail des pécheurs et des mariniers sur le grand fleuve.
Il fait humide, les premières gouttes de la pluie chaude de ce début de moussons commence à tomber, une à une, puis par milliers, tombant comme un rideau sur la vision du Mékong. Je défais le premier bouton de ma chemise, je bois lentement mon thé, savourant le goût du jasmin, tinté du plaisir doux amère que je ressens à chaque fois que je reviens à Vientiane.
Le paravent s’ouvre à nouveau, je n’ai pas besoin de me retourner, je sais qu’elle est là. Je sens son parfum, douce fragrance que je lui ai offerte un jour comme celui-là, en rentrant d’Europe. Là-bas, le monde s’agite, les guerres se succèdent comme les gouvernements. Mais ici, tout est immuable, comme le fleuve et les montagnes que l’on ne distingue plus sous la pluie tombante comme mitraille sur les tuiles des toits. Elle s’approche de moi, pose ses mains fines sur mes épaules. Elle glisse un baiser furtif sur ma joue, prenant le temps de respirer l’odeur forte du tabac et de l’eau de Cologne que je porte.
Elle me pousse sur la natte, me mettant sur le côté. Elle se retourne et s’affaire avec une longue pipe en nacre, la bourrant délicatement d’un mélange de tabac brun des hauts plateaux et d’une boulette noire comme du charbon. Elle craque une allumette de ses longs doigts, la place sur le foyer et tire deux bouffées de la pipe d’opium, avant de me la mettre entre les mains. Je tire quelques bouffées du mélange opiacé. Elle me regarde de dos, ses genoux posés sous ses fesses, son visage tourné vers moi. Elle est belle dans son kimono de soie rouge, rehaussant son teint claire comme la ligne fine de ses lèvres rouges carmin, autre cadeau d’un autre homme.
« Tu es revenu tình cùa em » dit-elle, laissant couler les mots dans sa langue maternelle. « Oui, je suis rentré », je réponds, tirant une nouvelle bouffée, sentant au fond de mon cœur, pour la première fois depuis que j’ai débarqué à Haiphong, le sentiment d’être enfin revenu chez moi, occidental enfin arrivé au terme d’un long voyage dans son véritable pays…
Je me fraye un chemin, lentement, en prenant tout mon temps. Il faut dire, ma haute taille me permet de voir au loin et de choisir les meilleurs passages, de même que ma carrure, à moins que ce ne soit mon uniforme de la marine marchande, m’ouvre une légère trouée au fil de mes pas.
J’arrive devant ma destination, une porte en bois, peinte en vert. Un énorme chinois barre l’entrée. Je le regarde droit dans les yeux, sans ciller. Lui aussi me fixe, de ses yeux étirés, mince comme ceux d’un chat. Il fait un mouvement imperceptible de la tête de haut en bas, faisant à peine bouger sa longue moustache et le gras de son cou. Puis il sourit, avant de s’écarter lentement, d’un mouvement plein de grâce, avant de frapper trois coups. Derrière la porte, le cliquetis d’un verrou se fait entendre, on lève une barre avant d’ouvrir le seuil. Le poussah chinois me fait un signe de sa main, je passe. Je retourne la tête au moment où la porte se referme, et je le vois se remettre dans sa position impassible, comme un gros chat prenant le soleil.
A l’intérieur, une femme âgée s’approche de moi, me prend ma veste qu’elle pose dans les mains d’une servante, une exquise jeune mandchou, expatriée de force pour servir loin de sa terre natale. La femme âgée, le visage ridé comme une pomme de fin d’hiver, m’invite à entrer dans une enfilade de jardins ouverts, avant de pénétrer dans le bâtiment même. J’enlève mes chaussures souillées par la boue des rues poisseuses, et je monte les deux marches en bois de pin. Il fait bon à l’intérieur, ni trop chaud ni trop froid. La vieille femme continue de me guider, même si je connais le chemin, à travers les couloirs longs. De temps en temps, devant des paravents, je peux entendre le rire clair d’une jeune femme, le tintement des bouteilles d’alcool de riz et les discussions bourrus des hommes d’affaires et d’armes. Quelque part, peut-être dans le jardin intérieur, des mains aussi douces que la soie glissent sur les cordes d’un dàn baù.
La vieille femme s’arrête, s’agenouille et ouvre un paravent, m’invitant à entrer dans la pièce. Le vieux Hu a déjà posé le thé sur une table basse, à côté d’une natte de joncs. Je rentre en le saluant. Il me demande si mon voyage en Europe s’est bien passé, je glisse quelques réparties convenues sur la longueur du voyage de Haiphong à ici avant qu’il ne s’éclipse en fermant le paravent, me laissant seul devant le panorama des montagnes vertes et noires, couvertes de terrasses où l’on cultive le riz, le paddy et l’opium et sous lesquelles coule le Mékong. Je me sers un thé, une douce fumée parfumée s’en exhale, je le bois petit à petit, regardant le travail des pécheurs et des mariniers sur le grand fleuve.
Il fait humide, les premières gouttes de la pluie chaude de ce début de moussons commence à tomber, une à une, puis par milliers, tombant comme un rideau sur la vision du Mékong. Je défais le premier bouton de ma chemise, je bois lentement mon thé, savourant le goût du jasmin, tinté du plaisir doux amère que je ressens à chaque fois que je reviens à Vientiane.
Le paravent s’ouvre à nouveau, je n’ai pas besoin de me retourner, je sais qu’elle est là. Je sens son parfum, douce fragrance que je lui ai offerte un jour comme celui-là, en rentrant d’Europe. Là-bas, le monde s’agite, les guerres se succèdent comme les gouvernements. Mais ici, tout est immuable, comme le fleuve et les montagnes que l’on ne distingue plus sous la pluie tombante comme mitraille sur les tuiles des toits. Elle s’approche de moi, pose ses mains fines sur mes épaules. Elle glisse un baiser furtif sur ma joue, prenant le temps de respirer l’odeur forte du tabac et de l’eau de Cologne que je porte.
Elle me pousse sur la natte, me mettant sur le côté. Elle se retourne et s’affaire avec une longue pipe en nacre, la bourrant délicatement d’un mélange de tabac brun des hauts plateaux et d’une boulette noire comme du charbon. Elle craque une allumette de ses longs doigts, la place sur le foyer et tire deux bouffées de la pipe d’opium, avant de me la mettre entre les mains. Je tire quelques bouffées du mélange opiacé. Elle me regarde de dos, ses genoux posés sous ses fesses, son visage tourné vers moi. Elle est belle dans son kimono de soie rouge, rehaussant son teint claire comme la ligne fine de ses lèvres rouges carmin, autre cadeau d’un autre homme.
« Tu es revenu tình cùa em » dit-elle, laissant couler les mots dans sa langue maternelle. « Oui, je suis rentré », je réponds, tirant une nouvelle bouffée, sentant au fond de mon cœur, pour la première fois depuis que j’ai débarqué à Haiphong, le sentiment d’être enfin revenu chez moi, occidental enfin arrivé au terme d’un long voyage dans son véritable pays…