samedi 29 octobre 2011

Rêveries indochinoises

Les gros nuages noirs sur les hauts plateaux du Laos poussent la marée des fourmis humaines à accélérer le pas, s’agglutinant dans les rues déjà bondées pour se ravitailler avant les premières pluies de la mousson qui vont tomber en ce début de soirée. Des coolies courent et pestent en tous sens, forçant un passage entre les badauds scrutant les maisons closes du quartier des plaisirs. Une voiture européenne s’achemine durement à travers la presse humaine, son chauffeur, un annamite en gant blanc et casquette, appuyant à fond sur le klaxon, ajoutant un peu plus à la cacophonie des poulets en cages et des vendeurs de rues.

Je me fraye un chemin, lentement, en prenant tout mon temps. Il faut dire, ma haute taille me permet de voir au loin et de choisir les meilleurs passages, de même que ma carrure, à moins que ce ne soit mon uniforme de la marine marchande, m’ouvre une légère trouée au fil de mes pas.
J’arrive devant ma destination, une porte en bois, peinte en vert. Un énorme chinois barre l’entrée. Je le regarde droit dans les yeux, sans ciller. Lui aussi me fixe, de ses yeux étirés, mince comme ceux d’un chat. Il fait un mouvement imperceptible de la tête de haut en bas, faisant à peine bouger sa longue moustache et le gras de son cou. Puis il sourit, avant de s’écarter lentement, d’un mouvement plein de grâce, avant de frapper trois coups. Derrière la porte, le cliquetis d’un verrou se fait entendre, on lève une barre avant d’ouvrir le seuil. Le poussah chinois me fait un signe de sa main, je passe. Je retourne la tête au moment où la porte se referme, et je le vois se remettre dans sa position impassible, comme un gros chat prenant le soleil.

A l’intérieur, une femme âgée s’approche de moi, me prend ma veste qu’elle pose dans les mains d’une servante, une exquise jeune mandchou, expatriée de force pour servir loin de sa terre natale. La femme âgée, le visage ridé comme une pomme de fin d’hiver, m’invite à entrer dans une enfilade de jardins ouverts, avant de pénétrer dans le bâtiment même. J’enlève mes chaussures souillées par la boue des rues poisseuses, et je monte les deux marches en bois de pin. Il fait bon à l’intérieur, ni trop chaud ni trop froid. La vieille femme continue de me guider, même si je connais le chemin, à travers les couloirs longs. De temps en temps, devant des paravents, je peux entendre le rire clair d’une jeune femme, le tintement des bouteilles d’alcool de riz et les discussions bourrus des hommes d’affaires et d’armes. Quelque part, peut-être dans le jardin intérieur, des mains aussi douces que la soie glissent sur les cordes d’un dàn baù.

La vieille femme s’arrête, s’agenouille et ouvre un paravent, m’invitant à entrer dans la pièce. Le vieux Hu a déjà posé le thé sur une table basse, à côté d’une natte de joncs. Je rentre en le saluant. Il me demande si mon voyage en Europe s’est bien passé, je glisse quelques réparties convenues sur la longueur du voyage de Haiphong à ici avant qu’il ne s’éclipse en fermant le paravent, me laissant seul devant le panorama des montagnes vertes et noires, couvertes de terrasses où l’on cultive le riz, le paddy et l’opium et sous lesquelles coule le Mékong. Je me sers un thé, une douce fumée parfumée s’en exhale, je le bois petit à petit, regardant le travail des pécheurs et des mariniers sur le grand fleuve.

Il fait humide, les premières gouttes de la pluie chaude de ce début de moussons commence à tomber, une à une, puis par milliers, tombant comme un rideau sur la vision du Mékong. Je défais le premier bouton de ma chemise, je bois lentement mon thé, savourant le goût du jasmin, tinté du plaisir doux amère que je ressens à chaque fois que je reviens à Vientiane.

Le paravent s’ouvre à nouveau, je n’ai pas besoin de me retourner, je sais qu’elle est là. Je sens son parfum, douce fragrance que je lui ai offerte un jour comme celui-là, en rentrant d’Europe. Là-bas, le monde s’agite, les guerres se succèdent comme les gouvernements. Mais ici, tout est immuable, comme le fleuve et les montagnes que l’on ne distingue plus sous la pluie tombante comme mitraille sur les tuiles des toits. Elle s’approche de moi, pose ses mains fines sur mes épaules. Elle glisse un baiser furtif sur ma joue, prenant le temps de respirer l’odeur forte du tabac et de l’eau de Cologne que je porte.

Elle me pousse sur la natte, me mettant sur le côté. Elle se retourne et s’affaire avec une longue pipe en nacre, la bourrant délicatement d’un mélange de tabac brun des hauts plateaux et d’une boulette noire comme du charbon. Elle craque une allumette de ses longs doigts, la place sur le foyer et tire deux bouffées de la pipe d’opium, avant de me la mettre entre les mains. Je tire quelques bouffées du mélange opiacé. Elle me regarde de dos, ses genoux posés sous ses fesses, son visage tourné vers moi. Elle est belle dans son kimono de soie rouge, rehaussant son teint claire comme la ligne fine de ses lèvres rouges carmin, autre cadeau d’un autre homme.

« Tu es revenu tình cùa em » dit-elle, laissant couler les mots dans sa langue maternelle. « Oui, je suis rentré », je réponds, tirant une nouvelle bouffée, sentant au fond de mon cœur, pour la première fois depuis que j’ai débarqué à Haiphong, le sentiment d’être enfin revenu chez moi, occidental enfin arrivé au terme d’un long voyage dans son véritable pays…

samedi 22 octobre 2011

Suite AE

Réflexion nocturnes


Tu viens de rentrer, il est midi, tu as passé une mauvaise matinée en cours, et ton humeur est aussi noire que les nuages qui déverse une pluie froide depuis l’aube. Tu claques la porte, enfonces la clé dans la serrure et te barricade dans ta tour d’ivoire. Tes vêtements sont trempés, comme tes chaussures à talon. Tu jettes ta veste rouge sur le portemanteau puis tu dénoues délicatement la boucle de ses chaussures rouge vermillon, que je t’ai offertes pour ton anniversaire, puis du hall de l’appartement tu entres dans la salle de bain. Là, tu fais glisser lentement la fermeture de ta jupe rouge et la laisse glisser le long de tes longues jambes minces, gainées dans des bas blancs. Puis tu ouvres un à un les boutons nacré de ton chemisier blanc, de haut en bas, dévoilant petit à petit la naissance de ta gorge, puis tes seins cachés derrière le léger voile de ton soutien-gorge pigeonnant blanc. Au dernier bouton, tu hésites, comme ces strip-teaseuses qui jouent les ingénues, tu te regardes dans ton miroir, puis de tes doigts blancs tu retires ce dernier rempart, avant de faire glisser le long de tes bras ton chemisier. Comme si la séance était finie, tu te souries une fois face à ton miroir, te contemplant de haut en bas. Tu t’enveloppes dans un peignoir éponge blanc crème.
Tu es bien, il fait bon dans ton appartement. Tu écoutes d’une oreille distraite les messages de ton téléphone, tout en lançant ton ordinateur. Tu reviens entre le hall et la pièce principale du studio, dans le minuscule couloir qui sert de cuisine. Tu prends ta bouilloire et la met sur le feu. L’ordinateur est lancé, tu regardes rapidement tes courriels, rien de nouveau, si ce n’est un message de la faculté, tes cours de la semaine prochaine seront reportés. Tu fais la moue en regardant mon message, je ne pourrais pas redescendre ce weekend, tant pis, tu te dis que je me prive aussi, et que ce ne sera qu’un weekend d’attente supplémentaire, nouveau rendez-vous manqué.
La bouilloire siffle, tu prends lestement dans le placard un mug, dans lequel tu mets un thé en sachet. Tu laisses couler l’eau, qui prend immédiatement une couleur vert brun. Tu vas à la fenêtre, tasse en main, laissant s’infuser petit à petit le thé chaud qui embaume déjà l’air d’une douce saveur de jasmin. Tu regardes les gouttes d’eau couler le long de l’unique fenêtre du studio ; tu t’amuses, comme une enfant, à suivre le cours irrégulier des gouttelettes ruisselantes en une multitude de points. Ton thé est prêt, tu le sens, instinct acquis en faculté. Tu le bois lentement, à petites gorgées délicates. Une fois que tu as fini, tu poses ta tasse à côté de ton ordinateur, sur le bureau en tek noir.
Tu te couches sur le canapé lit défait. Il faudrait que tu travailles, mais rien que l'idée t'ennuie déjà. Tu ramasses un livre que tu as jeté négligemment hier, à moins que ce  ne soit l’avant-veille, dans l’espace restreint entre le lit et l’armoire. Tu feuillette distraitement l’ouvrage, pour passer le temps. Tu t’endors.
Tu te réveilles en sursaut, cauchemar. Tu te lèves, rajuste ton peignoir éponge blanc crème. Tu vas à la fenêtre. Les derniers lambeaux du sommeil te quittent, mais quelque chose est resté sur ton visage, peur enfantine ? Cela te contrarie, tu ris pour effacer le mauvais sort. Tu ouvres la fenêtre, le froid te prend aussitôt, tes avant-bras nus se couvrent immédiatement de chair de poule, mais au moins, tu te sens éveillée. Sur le bureau à côté de toi, tu prends le paquet de Camel qui traine là, tu en prends une entre tes lèvres rouges sang, et tu grattes une allumette. Tu inspires et expires de longues bouffées grises, qui vont se perdre dans l’air froid en petites volutes. Tu es bien, là,face à cette fenêtre, à attendre que quelque chose vienne…

jeudi 20 octobre 2011

Atelier 01: Waiting

Quelques lignes sur le thème de l'attente, en parallèle du visionnage de l’œuvre vidéo "Waiting" de Martina Strusny


http://martinastrusny.blogspot.com/2011/10/waiting-for-answer-that-is-so-all.html


Atelier d’écriture 01 : « Waiting »

Attendre : wait en anglais, matte en japonais, attendire si je me souviens bien de mes cours d’italien…Pourquoi est-ce que je réfléchis à ces signifiants dans des moments pareils ? Je ne sais pas, je sais juste que je dois attendre. Qui ? Elle bien sûr.
En attendant, je sors une cigarette et je l’allume distraitement à mon Zippo d’argent, je tire une longue bouffée et je retourne à mon attente. Trente minutes de retard, pourquoi cela ne m’étonne guère ? Combien de litres d’eau ont coulé sous ce pont ? Des milliers ? Des millions ? Qu’importe, j’attends encore un quart d’heure, et je m’en vais.
Dans les eaux noires et vertes du fleuve se reflètent les lumières des feux des deux rives. Le flux des gens passe et repasse, riant, buvant et chantant autour du carrousel, et moi, j’attends, laissant s’écouler le temps, écoutant le tic-tac morbide de la trotteuse de ma montre. Elle m’énerve.
Ma cigarette n’est plus qu’un lambeau à peine incandescent que je jette par-dessus la balustrade. Il fait froid ce soir, je resserre le col de mon caban autour de mon cou et rallume une cigarette, il ne me reste que cela à faire de toute façon, enfin, je crois. Le froid me transit, je somnole, presque endormi. Presque, car deux papillons brûlants de posent sur mes yeux, et un souffle tiède me murmure doucement au creux de l’oreille : « Es-tu prêt à te divertir ? »