Cela faisait près de deux jours que les deux cavaliers
avaient quitté Sisteron. Le temps était au beau, bien qu’une légère brise de ce
vent que l’on appelait mistral secouait les lignes de cyprès qui coupaient les
bourrasques un peu trop querelleuses. Des nuages blancs s’effilochaient
doucement dans le ciel bleu, tandis que le soleil printanier redonnait vie aux
pâtures, champs et cultures maraîchères qui s’étageaient sur les pentes du
Lubéron. Une douce odeur d’oliviers et d’amandiers en fleurs embaumait l’air,
quand une buse s’envola de son aire pour plonger en plein champ, avant de s’en
aller voleter, un mulot prêt à être boulotté dans les serres. Les deux compères
cheminaient sur de grands hongres, tandis qu’un des deux tenait bien en bride
une mule placide. Celui qui cheminait devant jouait d’un luth, engoncé dans une
cape laissée béante sur une brigandine de cuir et d’acier. Il accompagnait sa
douce mélodie d’une voix de stentor, sentant bon son oc et sa Provence ;
cette chanson aurait pu être harmonieuse si le tocsin qui la portait ne
semblait pas imiter le croassement des corbeaux. En mille comme en cent,
l’homme jouait juste, mais chantait faux, une ritournelle paillarde qui
commençait ainsi :
« Belle qui tieeeeeeeeent mon vîîîîît luisant et bien
grumeleuuuuuuuux »
On taira le reste aux chastes oreilles de nos lecteurs, mais
la mine déconfite de l’écuyer à la mule semblait indiquer que son supplice
semblait durer depuis des heures, si ce n’est des ans, voire un lustre ou deux.
Car l’homme devant lui, dans la force de l’âge, était chevalier. Sa condition
ne se révélait pas sa cape trouée et ses bottes élimées, mais aux éperons vieil
or et l’épée qui relevait doucement le manteau, et battait au rythme de la
chanson de marche les flancs du noiraud que l’homme chevauchait. C’était une
belle bête, coupée, certes, mais qui semblait prête pour la course. Le
chevalier la guidait non pas de la main, mais par la seule pression de ses
genoux, tandis que son cul reposait sur le troussequin de sa selle. Tout
donnait à voir une bête de race, bien faite aux charmes de la vie aventureuses
de son maître, tout comme le chien jaune qui courrait devant eux, et s’en
revenait avant d’accompagner d’un jappement le hourvari tumultueux que l’homme
pensait être un chant.
« Ah messire Jean, si vous pouviez baisser d’un ton,
j’en ai la migraine ! » dit l’homme chenu qui chevauchait derrière
son maître, en langue d’oïl et avec un fort accent de Bretagne bretonnante.
Il portait lui aussi une brigandine de cuir, et à l’arçon de
sa selle piques et lances de joutes. Dans une housse, une lourde masse de fer,
tout comme son maître, ainsi qu’une épée bâtarde à son côté. Il ne portait pas
l’éperon, et tout dénotait en lui l’homme venu de la paysannerie, le sergent
d’arme ou l’écuyer mal né qui avait blanchi sous le harnois et ne savait plus
que guerroyer. Et, un jour, mourir aux côtés de son seigneur et maître.
-Arthur, Arthur, Arthur, ne joue point donc les pucelles effarouchées,
je te rappelle que c’est toi qui m’a appris cette chansonnette.
-Certes oui seigneur, mais point pour que vous la massacriez
ainsi.
-Moi la massacrer ? Mais non
-Mais si, pire que Mahométan dans une église. Allons
seigneur, vous le savez aussi bien que moi, vous chantez faux, qui vous dira le
contraire n’est que flatteur ou n’a pas d’oreilles, et avec cette
paillardise-là, je sens que l’on va s’attirer des ennuis !
-Par la malepeste coquin, ces croassements que tu réprimes
ne peuvent que chasser les honnêtes malandrins, ou leur faire accroire que nous
sommes fols.
-Pour sûr que vous l’êtes messire d’Eyguières, ne serait-ce
que pour passer par la route des collines plutôt que par la mesnie de votre
frère.
A ces mots, le nommé Jean D’Eyguières sembla se mettre en
colère.
-Ah Arthur, ne parle pas de ce que tu ne sais pas. Douze ans
que j’ai quitté la Provence, et quinze pour la maison des D’Eyguières. Cela
serait folie que de passer par-là.
-Malgré tous vos exploits ?
-Malgré eux, un chevalier de mon acabit ne peut pérorer dans
la maison de ses pères que s’il ramène au moins un titre de comte, ou de
duc !
-Ce à quoi vous êtes promis mon beau sire.
-Tu te moques Arthur, et ce n’est pas très chrétien, sans
compter que c’est damnable pour un écuyer que de chercher des poux à son
chevalier. Pense plutôt que nous arrivons bientôt à Beaumes, et qu’il est une
petite hostellerie tenue par les bénédictins de Saint-André qui produit une
liqueur…Même le Pape en ses palais de Rome n’en goûte point !
-Alors, si c’est pour mon bien, va pour le vin. Mais par
pitié, arrêtez de chanter, sinon je ne pourrais point faire honneur à la dive
bouteille ! »