J’entre dans le bar. Toujours la même ambiance. Musique.
Alcool. Rires. Chappe de fumée à l’entrée, toujours la même, odeur de cigarette
froide mêlées aux volutes encore chaudes. Rideau grisâtre qui s’ouvre vers les
lumières tamisées de l’intérieur. Dernier coup d’œil dans la vitre, dernière
occasion de se présenter.
Il faudrait que je me présente à toi non ? Peut-être.
Pour t’éviter d’imaginer quelqu’un d’autre. N’importe qui. T’imaginer moi.
Avant de tomber dans les vertiges de l’abyme. Peut-être.
Tu t’en fous, certainement. Tu te demandes qu’est-ce que
c’est que ce mec qui t’apostrophe, là maintenant, et semble s’en battre tout
aussi royalement de toi que d’une reine, ou de sa cigarette qu’il écrase
fermement dans le cendrier, dans cet entre-deux entre dehors et l’intérieur du
bar. Ou des gens qui passent dans la rue, et qu’il ne regarde même plus. C’est
du pareil au même. Tu t’en fous comme je m’en fous, mais c’est nécessaire.
Parce qu’on va passer un moment ensemble. C’est nécessaire. Pour toi. Pour moi.
Parce que tous les deux on va suspendre un petit moment notre incrédulité
naturelle. Je vais te raconter une histoire, et toi, tu vas faire semblant de
la croire. Ah oui, faut peut-être que je te prévienne, e suis menteur, conteur,
faiseur d’histoire, et certainement pas très fréquentable. Le genre de gars qui
t’emmène dans les détours d’une pensée retorse, te fait miroiter une alouette
pour te faire prendre finalement des vessies pour des lanternes. Faut savoir
que j’aime me perdre, et perdre les gens. Pour inventer. Pour m’inventer.
Peut-être que tout cela est vrai. Peut-être que tout cela est faux. Peut-être
que tout ça c’est des conneries. Peut-être.
Peut-être que tout ça, c’est des conneries.
Peut-être.
Je me regarde dans la vitre. Une dernière fois. Visage
trouble, hâve, mal rasé. Yeux noirs, cernés de noirs, habillés de lunettes
noires. Cheveux noirs. Veste noire. Pantalon noir. Chemise…Blanche et noire.
Pierrot sable et argent.
Je pousse la porte, fait craquer mes chaussures noires sur
le parquet. Un sourire. Une glissade. Une bise. Une deuxième. Tape m’en cinq.
Une main serrée. Au hasard d’une errance erratique au travers de la masse
informe des inconnues du soir. Le Bar des Dératés ouvre ses portes aux
inconscients des nuits chaudes ou froides de la capitale.
A peine assis, je biberonne déjà un verre de vin. Blanc.
Doux. Sirupeux. Frais. Fruité. Amer. Légèrement corsé. Notes boisées. De quoi
s’arracher le crâne. De quoi tuer les pensées. De quoi s’abandonner à l’esprit
des lieux. Et tomber.
Un sourire. Une conversation assourdie, couverte par les
grattements d’une basse en sourdine. On se donne des nouvelles ; tout va
bien, rien ne va mal, pas grand-chose ne va mieux. Le clavier tire trois notes
lugubres. Sanglots pleureurs qui correspondent bien à la fille qui s’est cachée
derrière. Parka noire. Cheveux noires, hirsutes, sorcière des temps modernes.
Sorcière, un beau nom pour elle. Yeux verts cachés derrière derrières de gros
vers double foyers de myope.
Elle se balance d’avant en arrière. Joue une ritournelle
d’enfant, tandis que la voix du taulier lui crie de dégager, que c’est pas à
elle. Elle s’en fout. Elle est tout à son jeu solitaire. Tout à sa détresse.
Tout à son misérable chagrin, sans pitié. Tristesse infinie d’une âme en peine,
ivre de ses propres ratés.
Classique étrange du Bar des Dératés. Typique de la folie
ambiante qui règne dans les pentes de la Rive Droite. Là où s’accrochent encore
des bastions rouges qui ne sont plus qu’un amas de froides briques roses bêtons
délavées par les ravages d’un temps incertain. Dévastation tourmentée d’une
société anxiogène qui se défonce aux médocs, l’herbe et l’alcool.
Non, elle ne dépareille pas ici. Aussi défoncée que la
moitié de l’assemblée. Aussi ivre de sa propre folie passagère, ou complètement
atteinte de ses angoisses, comme l’autre moitié. Tout le monde boit. Tout le
monde rit. Tout le monde écoute la musique. Pour oublier que la fête est déjà
finie. Que demain, il faudra recommencer le train-train gris, morne et maussade
de tous les jours. S’oublier, un instant, ici, pour ne pas se rappeler que la
fête est finie. Depuis longtemps. Trop longtemps.
Tristesse des mots, tristesse des notes, triste figure
indolente, noire corbeau, âmes en peines.
Chacun cherche quelqu’un chose ici. Et l’important,
peut-être, ce n’est pas trouver. Mais être à la recherche de…Quoi ? Le
temps perdu ? Ou perdre son temps ?
Elle est comme nous. Je suis comme elle. Nous sommes comme
elle. Les habituels ratés du Bar des Dératés.
A ses pensées, j’arrête un instant de jouer avec mon verre.
De regarder la Sorcière.
J’arrête de regarder, un instant, pour mieux tomber sur
l’Omivre. Petit, rablé, sec comme une trique. Cheveux coupés ras. Yeux fous.
Blouson de cuir. Ivre petit homme. Omivre.
Il boit. Encore. Toujours. Depuis l’aube des temps ?
Pilier de bar, ivre de sa propre folie. Contagieuse celle-là. Enfin, je crois.
Comment le décrire sans tomber dans le chagrin ou la
pitié ? Sans risquer de le haïr, parce qu’il me ressemble malgré un écart
d’âge certain. Seras-je un jour comme lui, ou a-t-il été comme moi ?
Qu’importe.
L’Omivre reste un type louche. Il me ferait presque froid
dans le dos, si l’alcool ne me réchauffait pas autant. L’Omivre, un type louche
qui louche dans sa gueuse, ou dans les seins offerts d’une mégère cherchant le
grand amour, ou un peu de chaleur ce soir, c’est du pareil au même. Coup de
pine ou coup de blues, rêve d’amour ou sordide commerce de la chair, l’Omivre
il s’en fout. Il tomberait seulement dans la paire de loches offertes comme un
jambon gras sur un plateau du repas de Noël. Il s’y jetterait, à pleine bourre
de son nez chafouin. Et son étrange sourire d’Omivre.
Il me sourit, je lui relance son sourire. Il passe de tables
en tables, fou volant, fou dansant, deux cheveaux emballée. Il tangue comme un
marin sur un navire plongé dans la tempête. Il glisse, roule, manque de tomber.
Il effleure de la pointe des pieds le parquet. Comme la fille aux yeux violets.
Et les sœurs Jumis dans leurs robes dansantes. Et le Black au Dreadlocks. Mélange
de rumba, de salsa, et d’autres bals en a. Rythme latino-américain, déhanchés,
fentes, et tourne et tourne, ne vous arrêtez pas. Je croque la scène, cachée
derrière la buée glacée de mon verre de vin. Trois pas. En avant. Trois pas. En
arrière. Trois pas. Coup de frein. Trois pas. Contrebraque. Trois pas. Coup de
volant. Fous volants. Fous aux volants. Fou au volant.
Fous dansants. Et au milieu, la fille aux yeux violine.
Miss Yu. Appelons la Miss Yu.
Elle arrive, la fille aux yeux violets. Depuis le début, je
sais qu’elle est là. La fille aux yeux violines.
Ils pourraient être noirs, ou bleus, ou vairons. Qu’importe.
Tant qu’elle est là.
Visage en cœur, pommettes rougies, voluptueuses chevelure
ondulée qui cherche à s’échapper d’un gavroche gris piqué au Black aux
Dreadlocks. Caban gris. Pull rouge. Sa poitrine se lève tandis que le rythme de
la danse la fait encore frémir. Son sein s’abaisse. Et me transporte.
Elle est pas jolie. Légèrement ronde. Allure de fille
quelconque, de putain vulgaire ou d’actrice de grande classe. C’est du pareil
au-même après tout. Elle est pas jolie. Elle est belle.
Belle parce qu’entière. Belle parce qu’elle est elle. Belle
parce qu’elle refuse le diktat hypocrite de ce monde hypnotique. Elle brise les
règles, les conventions, l’essence même du jeu. Parce qu’elle est libre, comme
un oiseau doré qui s’enfuit de sa cage de fer.
Belle. Comme ses yeux
violines, dans lesquels je me noie encore plus volontiers que dans le rubis
d’une coupe de vin glacée.
Belle. A en tomber amoureux. Sans même la connaître.
Tomber amoureux. Pourquoi doit-on tomber amoureux ?
L’amour, ce n’est pas une chute, mais une élévation.
On se sent prêt à affronter le soleil, brûler un peu plus
haut, un peu plus fort, un peu plus près de l’été de l’Aimée.
Tomber, c’est se planter.
Tomber, c’est se dépassionner.
Tomber, c’est voir l’amour s’oublier.
Je ne veux plus tomber d’amour. Peur d’enfant.
Peur de la Chute. Peur de se transformer en Icare, brûler,
une fois de plus, mes convictions de cire aux flammes d’un soleil implacable.
Masochisme d’une position intenable. Alors que ne pas agir, c’est déjà mal
agir.
Non. Je ne veux pas tomber amoureux. Je ne veux pas avoir
peur de tomber. Durement. Souffrir. Je ne veux plus avoir peur. Surtout pas
d’elle. Surtout pas de toi. Miss Yu.
J’embrase une cigarette. Tire une bouffée, deux. Fumer
cigarette sur cigarette, se réfugier derrière un écran de fumée. Il y a quelque
chose de profondément érotique dans le contact des lèvres tout contre le fil.
Embrasser la sucette à cancer, c’est comme baiser la Mort. Un peu plus vite.
Pour t’oublier Miss Yu. Pour te cacher le regard de tes yeux violines, bleus,
ou noirs qu’importe.
Non Miss Yu, je ne peux pas tomber amoureux de toi. Ce n’est
même pas à cause de mon fantôme. Non, lui, il reste assoupi, ronronnant quelque
part au fond de mon cœur. Il sait qu’il a déjà gagné, sapé assez de mes forces
pour me laisser avoir l’espoir de vivre, ou de mourir, en fumant cigarettes sur
cigarettes et noyant un faux chagrin dans l’alcool.
Je me regarde dans le zinc, visage trouble, visage hâve,
visage terne. Un visage typique du Bar des Dératés. Médiocrité d’un écrivain
raté. Comment pourrais-tu finir avec une nullité pareille ? Toi qui
m’effraie de ton seule regard, me bouleverse et m’efface comme une loque noire
abandonnée toute fripée dans un sombre recoin d’amères pensées.
Magicienne du Midi Ensoleillé. Danse. Danse. Ne t’arrête
pas. Danse la vie. Danse ce que j’ai perdu. Autrefois.
Derrière mon écran de fumée, je me recroqueville un peu
plus, chenille bleue époumonée qui tire encore une dernière latte, jusqu’à
l’aigreur acide du filtre des mauvais songes. Jeu de cachecache, enfantin, qui
révèle entre deux nuages méphitiques de monoxyde, plombs et goudrons. Au
milieu, la Chanteuse de Blues. Ton amie. La mienne, aussi. La sœur qu’on s’est
choisis pour peupler un peu plus le Bar des Dératés ?
Elle chante. Bleu de l’âme. Bleu d’amour. Bleu des espoirs.
Ratés, bien entendus. Et sa voix me rappelle qu’on ne peut pas tomber pour les
amies d’amie.
Sa voix. Comment définir ce son ? Elle souffle le chaud
et le froid. Le faible et le grave. La passion et la tristesse. Le rythme lent
de sa mélopée traverse le corps et l’âme, unis dans un même frisson de plaisir.
Extatisme de la musique à l’état de nature. Les sons se mélangent, se heurtent,
s’enveloppent, se renforcent les uns les autres. En tête, j’ai l’image d’une
plage de sable fin, paradis perdu d’un autre temps. Des vagues bleus nuits se
jettent sur la blancheur des côtes, invitant le passant à musarder les pieds
dans l’eau. Accord parfait qui repose l’esprit. Libération. J’ai l’impression
de voler. Et cela n’est pas dû qu’aux artifices de l’alcool qui échauffe mon
sang tout aussi ardemment que cette voix qui me transporte. J’ai beau connaître
cette voix, à cet instant, je ne la reconnais pas. Elle est. Elle. Une femme
que je n’ai jamais vue. Elle est Elle. Elle m’entraîne dans un autre monde.
Sous mes yeux assoupis je vois le désert, ou la vaste steppe qui relie l’Asie
et l’Europe. Continents de sable et de prairies. Immenses. La condition de
l’homme n’est rien quand on imagine ces étendues sans fin. Et pourtant, elles
semblent si minuscules à l’échelle cosmique. Un instant, unique instant, dans
la communion de la voix, des instruments, de la foule autour de moi, j’ai
l’impression de toucher quelque chose de sacré. D’immensément infini.
Perfection de la musique.
La voix se meurt. Les instruments se taisent. La guitare,
seule, joue encore. Autre rythme. Du bleu à l’âme. Du bleu, du noir, du violet,
qu’importe, tant que je croise ton regard, encore et encore, Miss Yu. Libre.
Inconnue. Vertigineuse. Miss Yu. Bleu à l’âme, tandis que le blues chante dans
un murmure rauque et fauve. Nuit violine au Bar des Dératés.
Je sors. Il fait frais. Il fait noir. Il fait nuit. Dehors.
Les tables sont chichement éclairées par la clarté laiteuse d’un borgne
réverbère brisé. Tir de lance pierre d’un adroit minot du quartier. Dehors,
c’est la bouffée d’oxygène. Loin du noir vague à l’âme, loin de la chanson
bleue, loin des yeux violines. Et si proche à la fois.
Dehors. Domaines des cousins cousines d’un soir. Frères et
sœurs d’une nuit dépravée au Bar des Dératés.
Je m’assois, équilibre précaire d’un fauteuil qui tourne
aussi vite que le Monde. A moins que ce ne soit l’alcool et la fumée. Le temps
d’allumer une cigarette, et l’Actrice m’alpague de son haleine condensation et
vin blanc. L’Actrice. Elle aussi est un pilier du paysage. Enfin, qui n’est pas
acteur, scénographe ni écrivain dans cette ville ? Qui ne l’est pas un peu
n’est rien. Et qui l’est beaucoup n’est qu’une outre de vin aigris ou d’écrits
vains.
L’Actrice a des avis sur tout. Et sur pas grand-chose. Mais
c’est grave. C’est comme ça dans ces nuits des gris. La politique, le pinard et
la bouffe, ça la connait. C’est du pareil au-même. L’Actrice, elle est en
reconversion. Oiseaux de nuits, ça paye pas. Alors autant essayer d’être un
phyto machin chouette ou conseillère en quelque chose bidule truc. Vague
rapport au coaching santé. C’est la mode j’vous dis.
L’Actrice, elle est maligne. Et intelligente aussi. C’est
inné chez elle. D’un coup, d’un œil, elle te catalogue, te trie, te classe.
Prolo ou bourgeois, elle s’en tape, elle fait pas du social. Le tout, c’est que
tu fasses partie du Monde.
L’Actrice, elle est pas plus vivante qu’un autre, ni plus
morte que le reste des enfants perdus dans cette soirée. Elle est certainement
ivre morte. Par contre. Condition sine
qua non d’appartenance à la Confrérie des Joyeux Lurons du Bar des Dératés.
Le pire, chez elle, c’est que son alcool la rend oracle.
Pythie, elle balance à qui veut bien l’entendre son avenir. Moi, je suis assis
sur un tas de biffetons, écrivain de pacotille et de mica aux mains tâchées
d’encre or noir. Moi, je me contente de lui rendre son énigmatique sourire.
Moi, je suis aussi blasé qu’elle, parce que je n’ai jamais travaillé, comme elle.
Encore un coup, en trop, de trop, je sais plus vraiment.
Nouvelle cigarette, en trop, certainement. Elle m’en taxe une, prix de sa
prophétie à deux balles. Toujours mieux qu’une pipe et un mars après. Un
remerciement, un échange de feux, et on repart dans un babil balbutiant
d’ivrognes crachant leurs fumées sur tout, et surtout rien.
Et puis elle sort, la fille aux yeux violines. Elégante,
elle s’affale fatiguée comme une baleine échouée dans un fauteuil qui craque de
toutes ses coutures. Elle rit d’un rien, les joues rosies par le rosé. Elle
sourit à tous. Et moi je défaille, à en perdre mon latin. La seule conversation
que j’arrive soudain à extraire de ma langue pâteuse touche à la pluie et au
beau temps. Disparu le brillant causeur. Perdu le philosophe de comptoir.
Envolé le sémillant universitaire. Sauf pour la pédanterie de ma nullité
locutoire. A m’en mettre des baffes. Je m’en pendrais de désespoir, tandis que
j’essaye de retrouver un ordre un peu moins flou à mes pensées folles. Tout
plutôt que de m’enfoncer dans ce charnier sentimental qui fleure bon la rose
rance. Me noyer dans l’alcool et la fumée ? Solution plus douce que
disparaître de la magie de ses yeux violines.