Je m’appelle Rufino, et aujourd’hui je vais mourir. Je le
sais, c’est inscrit au fond de moi, cela bat dans mes tempes, dans mon cœur.
Mais avant cela, il me faut offrir mon dernier spectacle, ma dernière danse.
Mourir, quand on ne l’a pas choisi, c’est difficile. Je ne l’ai pas choisi,
mais au moins, j’ai pu accepter ma mort. Pour ma famille, pour mes amis, pour
moi. Oui, je vais mourir, mais au moins, j’aurai goûté, une dernière fois, le
plaisir de sentir le soleil sur ma peau.
Je sors de la pénombre glacée des entrailles de l’arène,
déjà la chaleur revient dans mes veines, tandis que là-haut, le soleil se
couche, baignant le sable d’un rouge carmin, à moins que ce ne fusse le sang
dont il s’est repu depuis l’aube. J’avance, aux côtés de Lysinias. On ne se
regarde même plus, on se sent. Tous deux vêtus de la même panoplie, jambières
de bronze polies, tunique qui enserre nos reins, retenue par une large ceinture
de cuir clouté sur le bas ventre, pour protéger des éventrations. Pas d’armure,
mais un large bouclier, ovale pour lui, et rectangulaire pour moi. Nos bras d’arme
sont protégés d’acier, tandis que nos mains enserrent des poignards presque
aussi longs que des glaives, mais légèrement plus courbés. Nos casques ne sont
pas encore fermés, le mien représente le dieu de la mer chevauchant un requin,
pour lui, un chien de chasse. Nous marchons sur le sable, acclamés par une
foule en délire, qui cherche encore, une dernière fois du moins, à se repaître
d’un peu plus de sang. Au centre de l’arène, face à la tribune impériale. Cet
empereur que je hais, le fils de celui qui j’ai acclamé sur maints champs de
batailles et, plus tard, en foulant le sable de l’arène. Celui pour qui je dois
mourir, pour simplement sauver les êtres qui me sont chers. Donner ma vie,
comme Crixios et Octavio, oui mes frères, je ne serai pas long. Comme dans un
rêve, je salue, avant de fermer le ventail d’acier, percé de cercles fins pour
me laisser respirer. Je n’y vois pas grand-chose, et je sens déjà la chaleur
perler le long de mon visage. Lysinias me fait face, sa voix, rauque, résonne à
mes oreilles, tandis qu’il harangue la foule de grands cris, me tournant le
dos. Et puis, il revient vers moi, sa voix, métallique, maintenant qu’il a
fermé son casque à tête de chien, reprend, pour moi :
« Prépare-toi à mourir »
Je ne réponds rien. Pas besoin de lui faire ce plaisir. Je
vais mourir, autant garder mon calme. Il bondit, cherche à me déstabiliser d’un
coup de son bouclier. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie. Je recule
dans le même mouvement, et je contre-attaque. Il n’est déjà plus là, et repart
immédiatement à l’assaut. Bouclier contre bouclier. Il est plus fort que moi.
Je sens la poussée, je vais céder, alors je m’écarte. Emporté, il envoie une
rude attaque, nouvelle esquive, et je balance un rude coup de mon propre scutum
vers son bras d’arme. Bois contre acier, il tremble sous le choc. A moi de
bondir et d’attaquer, vlan et vlan, deux coups de tailles, il recule, je pousse
ma lame par-dessous son bouclier levé, j’atteins sa cuisse. Une fine rigole de
sang tâche maintenant ses muscles bronzés. La foule hurle, en délire. Ne pas s’échauffer.
Se remettre en position. Essayer de pousser l’avantage. Il se reprend, un coup
de bouclier résonne comme mon bras armé, je me sens engourdi. Il poursuit par
un direct sur mon visage, sonné. Je n’ai que le temps de place mon bouclier qu’il
me repousse. Avant d’enchainer par un coup de pied, brutal. Je glisse sur le sable,
tombe à genou. Mon genou, c’est lui qui m’a trahi, cette vieille blessure reçue
pour feu l’empereur il y a si longtemps, contre les Aïélènes des Grandes Îles. Les
coups pleuvent comme grêle. Je ne peux qu’interposer une faible défense, quand
son glaive, vicieux, trouve la petite percée et m’arrache un lambeau de chair
juste au-dessus du téton. Je hurle. De douleur. De rage. Je bondis et repart à
l’attaque. Orgueil. Sang pour sang. Le combat dure, dure et dure encore, tandis
que nos lames frappent à coups redoublés. Force et vitesse de la jeunesse
contre expérience. Je faiblis, et lui qui ne semble même pas fatigué. Nouvel
assaut. Je recule. Tous mes muscles sont en feux, comme mes poumons qui
soufflent un air aussi ardent que celui des flammes du Forgeron. Un coup d’œil,
là-haut, vers la tribune. Le soleil tombe, la nuit commence d’engloutir le stade,
éclairé par mille flambeaux. La foule hurle des quolibets. Je n’ai aucun espoir de m’en sortir vivant. Je
regarde là-haut, dans la tribune impériale. Ce petit morveux regarde le
spectacle avec délectation. Voir deux hommes sanguinolents, et ne pas arrêter
le combat. Oui, il veut des morts, il veut du sang. Alors, je vais lui en
donner. Je n’ai plus rien à perdre. Mon épouse et ma fille ne sont plus là,
partis pour une destination où elles seront sauves. Mes amis sont morts, mon
domaine, je l’ai vendu pour payer le passage de celles que j’aime et donner un
pécule à mes serviteurs. Je n’ai plus rien à perdre, sauf mon orgueil. Un
sourire se fige sur mes lèvres, un rictus de mort. Lysinias ne le voit pas, mais
il est déjà mort, lui aussi, lui qui me pousse dans mes retranchements. Mon va
tout. J’ouvre grand ma garde, il plonge dedans. Il croit réellement que je suis
aux abois. Loin de moi l’idée d’esquiver, non, j’ouvre même encore plus l’espace,
tandis que son épée, dégoulinante de sang, de mon sang, plonge vers mes
entrailles. Des coups de glaives, de piques et de haches, j’en ai connu d’autres.
Mais on n’est jamais prêt à la sensation, froide, de l’acier qui percre nos
chair, brise les os, s’enfonce dans nos entrailles. Glace, terrible glace, qui
se transforme soudain en flamme. Mais j’ai encore quelques secondes, avant la
douleur. De toute manière, mon corps est déjà perclus par la souffrance de
dizaines de coupures. Je souris, tandis que le sang remonte vers mes lèvres et
que je crache un flot carmin. J’ai bloqué le bras d’épée de Lysinias avec mon
bouclier, qui comprend son erreur, tandis que j’arme mon glaive vengeur. Je
pousse à fond, je trouve sa gorge, et lui dessine un second sourire, dans une
explosion rouge qui salit son gorgerin de bronze. La vie s’enfuit à la vitesse
de sa respiration par la plaie béante, qui crache un bouillon sanguinolent,
tout comme moi je perds mon sang par la blessure où l’épée de mon adversaire
est toujours. Liquide vital pour liquide vital. Il s’effondre, le premier,
doucement, quand je retire mon épée. Il hoquète, il cherche une dernière
respiration, mais c’est fini pour lui. L’arène est plongée sous les vivats. Le
sang a coulé. Le peuple se repait. Moi, dans mes chairs, je sens maintenant la
douleur. Je grince des dents, rougies par le sang. Encore un instant, quelques
secondes. Lever mon épée. Regarder les derniers rayons du soleil, sentir la
chaleur sur ma peau déjà glacée par le toucher de Pluton. Le soleil, la vie.
Adieu mes amours. Mes forces m’abandonnent, je me sens tomber, sur le corps de
Lysinias. Un voile noir devant les yeux. Je m’effondre. Déjà, une lumière
blanche. Un long tunnel devant moi. Comme pour rentrer dans les soubassements de
l’arène. Les silhouettes d’Octavio, Crixus me font des signes. Un troisième
homme. Est-ce Lysinias ? Je m’effondre sur le chemin. J’avance vers eux.
Je suis là, mes frères. Encore un pas, un deuxième pas. Et puis…Et puis…Et puis…