L’aube. Mes derniers restes de remords me saisissent tandis
que je regarde le corps de Marie-Hélène enveloppé dans les draps. Un désir
puissant, irrépressible, de m’enfuir me saisit. Il faut que je parte, que je
quitte tout. En trois mouvements je suis hors du lit, je m’habille, délaissant
l’uniforme de parade pour une tenue fonctionnelle. Ranger, treillis et insigne
commando.
Une jeep militaire m’attend. Le conducteur me salue avant de
démarrer en trombe. Direction le PC de commandement.
Là-bas, ce n’est qu’uniforme de parade beige, pantalon aux
plis parfaits et chemises amidonnées. Certains me regardent, dans leurs grands
airs d’officiers de carrière.
Certains portent une mine déconfite, la pluie qui trempait
le planton à la porte leur a salopé leur beaux uniformes, heureusement que les
boys vont ramener des uniformes bien repassés tout à l’heure.
J’avance, calmement, en me demandant, c’est vraiment ça la
guerre ?
On me guide jusqu’à un grand bureau. Un colonel se trouve
là, aussi bien équipé que ses collègues, des lunettes d’acier en plus, verre
fumées, peut-être pour se donner un air plus jeune ? Il me regarde
longuement, avec une sorte de mimique à la Bozo le Clown.
Il me connaît, le
petit frère, l’intello, Sorbonnard, amant de sa belle-sœur, qui a fui
l’Indochine pour la France…
Le maquis, les commandos, un bel endroit pour un rejeton mal
aimé et dangereux, aux tendances gauchisante prononcées.
Puis il se lance dans l’exposé de la situation sur une carte
gigantesque au mur, avec des dizaines de punaises de toutes les couleurs, de
grandes flèches, et parfois même des dates. L’exposé est lent, aussi
passionnant qu’un cours de stratégie de première année. Je ferais parti des
« unités dispersées », les enfants perdus du GCMA, flanc-garde pour
les grandes actions dans le Delta, à nous la Haute-Région. Pas de belles batailles
en sorte, non, juste une guerre sale et cruelle, au fin fond de la jungle. Cela
ne me rebute pas, tout sauf ressembler à cette bande d’imbéciles qui jouent
avec leurs hommes, chair et sang, comme avec des pions d’un grand jeu d’échec.
Ici, on en sacrifie un, là-bas, nous en prenons trois à l’ennemi. Le bon
rapport.
Tout est prêt, il n’y a plus qu’à mettre en application la
théorie. En mon for intérieur, je bous de rage. Ils ne comprendront jamais
rien ? Ce plan est stupide, comment savoir dans six semaines la situation.
D’ailleurs, connaissent-ils vraiment le terrain ? Qu’est-ce que la
Haute-Région pour eux ? Savent-ils qu’il faut deux bonnes heures en ce
moment pour traverser une rivière avec seulement deux escouades de
commandos ? Alors avec un bataillon partisan, même Méo, c’est impossible
de penser remonter une vallée en une journée…
Nous ne sommes que des pions pour eux, dans une partie
d’échecs. Ont-ils jamais entendu les balles siffler aux oreilles ? Frapper
les bananiers dans des coups sauvages ? Ont-ils jamais vu un camarade
touché par une balle se vider de son sang ? Sans que l’on puisse rien
faire que le réconforter en priant de toutes nos forces pour qu’il crève vite,
afin qu’il ne nous ralentisse pas plus tard ? Ont-ils couru la brousse, risquer
de tomber à chaque mètre dans une embuscade, sentir la sueur, l’odeur du sang
et de la mort, et la peur qui saisit le corps des plus endurcis ?
A la fin, il me regarde encore une fois de ses yeux torves,
chassieux. Ais-je tout compris ? C’est sa seule question. Je ne puis
qu’acquiescer, dire « bien monsieur », me lever, saluer, et m’en
aller. A nous les commandos la pire des tâches, réaliser l’impossible, tandis
que ce jeans-foutre pense en ce moment à une bière glacée au mess des officiers,
et à la virée ce soir dans le quartier chaud.
Je sors sous les regards des officiers, ils me connaissent
tous, et me jugent pour les actes passés. Bandes de salauds, nous sommes
pareils pourtant.
La Villa du Bonheur. Drôle de nom pour cet immense parc
clôturé par de hautes palissades garnies de bouts de verre, et son manoir
pseudo-gothique perché en haut d’une colline artificielle, entouré de sac de
sables et de barbelés. Son ancien propriétaire devait avoir des idées pas très
clair, avant la guerre, avant que le bâtiment ne soit réquisitionné par les
commandos, pour sa proximité avec l’aérodrome militaire. Deux semaines que je
suis ici, et je me sens déjà bien, parmi les hommes du GCMA.
En son sein, tout ressemble à un rassemblement de scout,
tentes, feux de camps, le bâtiment lui-même regorge de salle emplis d’objets
hétéroclites, abandonnés ici et là. Seule différence, c’est que ce lieu voit
passer des guerriers, et que l’ensemble terne du bâti est entièrement tourné
vers la guerre.
C’est un temple du métier des armes, un lieu de pèlerinage
de jeunes soldats aguerris, des moines frustes prêts à sacrifier leur vie. Le
plus haut grade, lieutenant-colonel, c’est aussi le plus vieux, à peine trente
ans. Il règne sur une clique de jeunes soldats de toutes les armes et de tous
les grades supérieurs à caporal, marins comme moi, paras, chasseurs,
légions…Même des cadres infirmiers et des radios vivent dans cette tribu
d’aventuriers. Tous sont de passages, avant un saut, une mission spéciale, un
coup tordu de la Baie d’Along jusqu’aux hauts plateaux. La mort, parfois, mais
personne n’en parle. « Nous sommes entre gentilshommes de Fortune que
Diable » disait Saint Brieux aux impétrants paras. Entendre par là,
forbans, aventuriers, chiens de guerre utilisant des méthodes de scélérats et
autres trafiquants. Etrange que cette citation vienne d’un des plus grands noms
de France, en ce moment même en train de se curer ses ongles parfaits avec une
lame de trente centimètres, pour passer le temps.
Le Mousse astique son fusil avec précision, graissant encore
et encore son arme, vérifiant la mire de temps en temps en visant un point par
la fenêtre, peine perdue à cause de la pluie. Le petit salopiaud, à peine vingt
ans, se rince l’œil du côté des pensionnaires de Madame Ling, le bâtiment de
l’autre côté de la palissade. Malgré son
jeune âge, son visage poupon et imberbe, Le Mousse est déjà un soldat accompli.
Sous-off, chez les FFL, blessé sur le plateau des Glières. Il doit sa vie à
Saint Brieux, qui a pris le jeune homme sous son aile en maugréant, en bon
officier de carrière.
Les deux autres hommes présents jouent aux cartes en buvant
du choum. Gröss et Santini. L’un nain Corse et l’autre géant Teuton. Le second
adhérent au NSDAP, le premier communiste. La rumeur, qu’ils entretiennent, dit
qu’ils se sont tirés dessus à Bir Hakeim, et qu’un jour ils se saigneront l’un
l’autre beurré comme des porcs après une énième dispute politique. Pour autant
que je sache, ce sont les meilleurs amis du monde, même s’ils sont à l’heure
actuelle en train de tricher comme des arracheurs de dents.
Je fais mine de somnoler en lisant Utopia. Une fois de plus
je sais que je ne le finirai pas.
Un sergent ouvre la porte après avoir tambouriné.
« C’est pour ce soir ». Nous prenons tous un air
blasé, sans bouger d’un cil. Gröss abat ses cartes, et perd face à la main de
Santini « Le colon veut vous voir ». Nous nous levons en maugréant.
Grimper les escaliers nous prend dix secondes. Saluer, claquer des talons,
s’asseoir. Les conditions sont parfaites, la pluie va cesser cette nuit, le
bouchon sera ouvert. Une soirée d’éclairci, et c’est le saut, ce soir, arrivée
dans le triangle d’or. Objectif : rejoindre Sassi et les partisans Méo.
Après le salut rituel, c’est la course.
Effervescence, munitions et armes sont prêtes depuis
longtemps. Les paquetages aussi. Il faut ranger en vitesse les casiers, finir
les dernières lettres, à la famille, une fiancée, je jette mon brouillon
personnel, à quoi bon l’envoyer. Les affaires personnelles sont jetées dans les
cantines. Je ne garde que mon portefeuille, ma pipe et ma montre en or. Les
autres, c’est leur problème.
Tout se fait au pas de course, montée dans les camions,
départ à tout berzingue. Le soleil tombe sur la vallée, le Mékong, sur la
gauche, brille de mille reflets d’or pur. On descend. Enfiler la tenue de saut
et le pépin prend quelque secondes, aidés par les camarades venus nous aider.
Pendant ce temps, le Dakota allume ses moteurs dans un bruit de tonnerre.
Poignée de main aux pilotes. Dernière cigarette, un copain sort une guitare, on
sourit, une bouteille de choum passe de main en main. Saint Brieux distribue
ses derniers havanes. « Il fait trop humide sur les hauts plateaux »
dit-il pour expliquer ses largesses. Il n’a surtout aucune envie de laisser
quelque chose à l’Ennemi. Il n’y a aucune haine dans cette pensée, ce sont
juste les règles de la guerre sale, ce que les stratèges appellent pompeusement
« guerre subversive », notre guerre.
L’ordre de départ est donné. Quelqu’un me fourre dans la
poche pectorale de ma veste une flasque de schnaps et deux paquets de
cigarettes anglaises. On nous pousse dans l’avion, gros veaux harnachés de
sangle, tandis que le largueur nous tire par la porte grande ouverte. Vaille
que vaille, nous entrons. « Cinq colis pour l’Enfer » grince Santini
au moment de passer. Les monteurs tranchent l’insulte qu’il allait hurler, ils
grondent de plus en plus fort tandis que le Dakota roule de plus en plus vite
sur la piste en béton armé. Il décolle.