Ukiyo, le monde flottant. Ce nom n’a jamais eu autant de
sens que depuis la construction de cette immense station spatiale dans l’orbite
de Néo-Kyoto.
Ukiyo, des centaines de milliers de tonnes d’acier, à
l’image d’un ancien quartier féodal enclos de tours d’angles laquées de
lumignons rouges. Vrai temple de l’argent, là où tous les rêves sont possibles
une fois passée l’entrée bien gardée de ce spatioport qui flotte au-dessus du
cœur de l’Empire. Dans ces ruelles, le long de maisons louches, auberges de
passes et imitations clinquantes de salons de geishas, samouraïs hautains
côtoient riches marchands et prêtres défroqués sous le regard de yakuza aux
tatouages soignés qui protègent des filles enjôleuses qui cherchent à amener le
badaud dans des salles obscures. Le premier cercle, surnommé l’Enfer, est bon
pour les hommes de moindres rangs, les plus pauvres parmi ceux qui peuvent se
payer les frais astronomiques de voyages spatiaux. C’est là que les maisons à
la plus mauvaise réputation s’escriment dans les recoins les plus lugubres de
la station, là où l’argent paye n’importe quoi, et où l’opium écarlate défonce
autant les esprits que les faiseurs-de-rêves de basses qualités. Les trois cercles
suivant s’illuminent de plus en plus, mais notre histoire commence au cœur de
la station, dans le cinquième anneau de l’Ukiyo. Là où les plus riches des
nantis viennent passer du bon temps, à se perdre dans des rêves plus réalistes
que la vraie vie. Là où passer une nuit avec une geisha, simplement à
converser, coûte l’équivalent du salaire annuel d’une centaine de paysans. Le
cinquième cercle. Là où, dans la cuisine d’un des hôtels les plus select qu’il
soit, la Carpe Rouge, une jeune femme tranche vigoureusement d’un coup de lame
acéré un sashimi de saumon importé depuis les océans lointains de Umikaze.
Sur tous les mondes tenus sous la coupe de l’Empereur, Dame
Saori et la Carpe Rouge sont connus pour créer la meilleure gastronomie qui
existe. On se presse des quatre cent planètes de l’Empire pour admirer ses
sushis, soupes de nouilles et autres délices à la prune. On pourrait croire
qu’elle se trouve entouré d’une armée de pages, de commis et de maître queux à
ses côtés ; pourtant, alors que la quatrième heure de l’après-midi vient
de sonner, et que ce soir un grand dîner est annoncé, elle est seule, entourée
de ses plats, plongée dans ses souvenirs. Car ce soir, elle sert le Baron
Hanzo, nouvellement promu au titre plus que prestigieux de conseiller impérial.
Le Baron Hanzo, le borgne de Chinomura, le démon lunaire. Le Baron Hanzo, avec
ses bushis, ses hatamato et ses capitaines. Le Baron Hanzo, celui qui rappelle
à Dame Saori qu’il y a des années, elle qui n’a plus de trente hivers, elle
était une petite fille au milieu des incendies d’un palais princier. Sa lame
tranche à nouveau, tout aussi brutalement, tandis qu’elle ne peut s’empêcher de
trembler imperceptiblement à la masse d’images surgies d’un passé qu’elle
croyait avoir enterré. Le beau visage, fardé de blanc, sourcils rouges dessinés
au pinceau et yeux noirs comme la nuit, se voit enlaidi par une tristesse
infinie qui risque de ruiner le maquillage élaboré qui recouvre ses traits.
Dans sa détresse, Dame Saori, elle d’habitude si maîtresse d’elle-même,
toujours soignée et propre, voit perler une larme, unique, à la commissure de
ses cils. Alors qu’elle s’était jurée de ne plus pleurer, il y’a plus de quinze
années de cela. Le jour où le Baron Hanzo a exterminé sa famille, et lui a
arraché ce qui faisait d’elle une fille.
Elle se rappelle l’odeur de fumée, alors que le charbon de
bois de la cuisine se consume comme les incendies allumés autour du palais de
sa famille. Le claquement sec de son couteau résonne dans le silence de sa
cuisine aux tatamis duveteux et aux shojis lambrissés comme le craquement des
os des guerriers qui tuent et meurent sur les barricades dressés en hâte. Son
esprit, retourné là-bas, entend les cris qui peuplent ses cauchemars les plus
noirs. Une nuit d’horreur, nuit d’effroi. Les hurlements des samouraïs, le
tonnerre des armes à énergie, les lames qui s’entrechoquent et se brisent sur
des armures. La bataille qui progresse, dans cette nuit d’horreur, nui d’effroi.
Son frère ainé, happé par des dizaines de bushis de Hanzo, sa tête au bout
d’une pique. Son cadet, empalé contre un mur, du sang couvrant des lèvres
duveteuses d’enfant. Son père, si fort, si fier, si courageux, qui pleurent de
rage tandis que ses meilleurs guerriers meurent à ses côtés, et qui finit par
s’ouvrir le ventre d’un seul coup de son propre sabre, car il sait bien que
tout est perdu tandis que les bushis, les hatamoto et les capitaines de Hanzo
défoncent les portes et les fenêtres de la maisonnée, shojis peints de couleurs
délicates arrachés de leurs cloisons de papier mâché. Les femmes qui piaillent,
dans la folie ambiante, hystériques, à chercher à ne pas tomber entre les mains
de l’ennemi. Nuit d’horreur, nuit d’effroi. Celles qui commettent le suicide
rituel, le jigai, dans le sang, les larmes, les excréments des corps encore
chauds. Saori, cachée par une vieille servante. Tirée du sac de linge où elle
avait cru trouver refuge par les bushis, les hatamoto et les guerriers de
Hanzo. La vieille servante, décapitée d’un geste rageur. Nuit d’horreur, nuit
d’effroi. Elle aura une mort rapide, elle, au moins. Saori, poussée devant un
homme gigantesque, qui sent la sueur, le sang et la mort. Dans son œil unique
brille la folie du combat. Elle se débat. Une claque, violente. Ses lèvres qui
sentent le sang, goût d’acier dans sa bouche. Elle, couchée sur le dos. L’odeur
de sueur, de sang et de mort, tandis qu’il la plaque contre le tatami duveteux.
Ses hurlements, à s’en déchirer la gorge. Ses kimonos, arrachés d’une main de
fer. Corps à corps brutal. Les larmes. Ses cris. Les ahanements de l’homme
borgne. Les rires gras et veules de ses bushis, ses hatamoto et ses capitaines.
La honte, tandis que son sang virginal se répand sur le tatami duveteux, déjà
poisseux du sang de ses tantes, ses frères, son père. Les pleurs, de colère, de
tristesse, de rage. Impuissante, tandis qu’on la force à coups de boutoirs. Et
puis, le trou noir. La fièvre, l’envie de mourir. Une jeune fille perdue,
honteuse, sur un pont de pierre, tandis que derrière elle les flammes d’un
incendie ravage les restes de son enfance. Une envie d’en finir. Une main qui
la retient. La lave, la soigne, lui réapprend à vivre. Un ronin qui ne lui
demande rien, ne lui parle guère, et fait de Dame Saori une guerrière. Un ronin
aux cheveux roux, avec une drôle de cicatrice qui barre son nez. Un homme qui
lui redonna le goût des choses, avant de la laisser s’envoler. Fragile comme un
oiseau. Mais avec un nouvel espoir.
Des années plus tard, Dame Saori est là, dans ce magnifique
palais d’or et d’argent. La Carpe Rouge est devenu son foyer. Et aujourd’hui,
il faut que sa tour d’ivoire s’effondre ? Par la seule crainte d’un homme
revenu de son passé. Le Baron Hanzo, ses bushis, ses hatamoto et ses capitaines
seront là, ce soir. Et il a spécialement commandé le plus dangereux des plats.
Des sashimis de fugu. Une mauvaise incision, et elle tue Hanzo, ses bushis, ses
hatamoto et ses capitaines. Mal couper le poisson-globe, et c’est la mort
assurée. Pour les hommes qui mangeront ce plat, mais aussi pour elle, car ce sera
sa tête qui sera prise pour laver l’affront. Mais venger sa famille, ses
tantes, ses frères, son père, cela ne mérite-t-il pas qu’elle n’hésite pas à
sacrifier sa réputation et sa place ? Au nom de l’honneur de sa
race ?
Devant Dame Saori, une nasse pleine d’eau salée d’Umikaze
contient le précieux poisson. Le fugu. Le poisson globe. Le poisson poison.
Elle le saisit, d’une main raffermie de courage, le plaque après l’avoir
assommé contre une planche de bois, et, sans hésiter, elle tranche vigoureusement
d’un coup de lame acéré un premier sashimi…