mercredi 23 mars 2016

Image d'un monde flottant (partie I)

Ukiyo, le monde flottant. Ce nom n’a jamais eu autant de sens que depuis la construction de cette immense station spatiale dans l’orbite de Néo-Kyoto.

Ukiyo, des centaines de milliers de tonnes d’acier, à l’image d’un ancien quartier féodal enclos de tours d’angles laquées de lumignons rouges. Vrai temple de l’argent, là où tous les rêves sont possibles une fois passée l’entrée bien gardée de ce spatioport qui flotte au-dessus du cœur de l’Empire. Dans ces ruelles, le long de maisons louches, auberges de passes et imitations clinquantes de salons de geishas, samouraïs hautains côtoient riches marchands et prêtres défroqués sous le regard de yakuza aux tatouages soignés qui protègent des filles enjôleuses qui cherchent à amener le badaud dans des salles obscures. Le premier cercle, surnommé l’Enfer, est bon pour les hommes de moindres rangs, les plus pauvres parmi ceux qui peuvent se payer les frais astronomiques de voyages spatiaux. C’est là que les maisons à la plus mauvaise réputation s’escriment dans les recoins les plus lugubres de la station, là où l’argent paye n’importe quoi, et où l’opium écarlate défonce autant les esprits que les faiseurs-de-rêves de basses qualités. Les trois cercles suivant s’illuminent de plus en plus, mais notre histoire commence au cœur de la station, dans le cinquième anneau de l’Ukiyo. Là où les plus riches des nantis viennent passer du bon temps, à se perdre dans des rêves plus réalistes que la vraie vie. Là où passer une nuit avec une geisha, simplement à converser, coûte l’équivalent du salaire annuel d’une centaine de paysans. Le cinquième cercle. Là où, dans la cuisine d’un des hôtels les plus select qu’il soit, la Carpe Rouge, une jeune femme tranche vigoureusement d’un coup de lame acéré un sashimi de saumon importé depuis les océans lointains de Umikaze.

Sur tous les mondes tenus sous la coupe de l’Empereur, Dame Saori et la Carpe Rouge sont connus pour créer la meilleure gastronomie qui existe. On se presse des quatre cent planètes de l’Empire pour admirer ses sushis, soupes de nouilles et autres délices à la prune. On pourrait croire qu’elle se trouve entouré d’une armée de pages, de commis et de maître queux à ses côtés ; pourtant, alors que la quatrième heure de l’après-midi vient de sonner, et que ce soir un grand dîner est annoncé, elle est seule, entourée de ses plats, plongée dans ses souvenirs. Car ce soir, elle sert le Baron Hanzo, nouvellement promu au titre plus que prestigieux de conseiller impérial. Le Baron Hanzo, le borgne de Chinomura, le démon lunaire. Le Baron Hanzo, avec ses bushis, ses hatamato et ses capitaines. Le Baron Hanzo, celui qui rappelle à Dame Saori qu’il y a des années, elle qui n’a plus de trente hivers, elle était une petite fille au milieu des incendies d’un palais princier. Sa lame tranche à nouveau, tout aussi brutalement, tandis qu’elle ne peut s’empêcher de trembler imperceptiblement à la masse d’images surgies d’un passé qu’elle croyait avoir enterré. Le beau visage, fardé de blanc, sourcils rouges dessinés au pinceau et yeux noirs comme la nuit, se voit enlaidi par une tristesse infinie qui risque de ruiner le maquillage élaboré qui recouvre ses traits. Dans sa détresse, Dame Saori, elle d’habitude si maîtresse d’elle-même, toujours soignée et propre, voit perler une larme, unique, à la commissure de ses cils. Alors qu’elle s’était jurée de ne plus pleurer, il y’a plus de quinze années de cela. Le jour où le Baron Hanzo a exterminé sa famille, et lui a arraché ce qui faisait d’elle une fille.

Elle se rappelle l’odeur de fumée, alors que le charbon de bois de la cuisine se consume comme les incendies allumés autour du palais de sa famille. Le claquement sec de son couteau résonne dans le silence de sa cuisine aux tatamis duveteux et aux shojis lambrissés comme le craquement des os des guerriers qui tuent et meurent sur les barricades dressés en hâte. Son esprit, retourné là-bas, entend les cris qui peuplent ses cauchemars les plus noirs. Une nuit d’horreur, nuit d’effroi. Les hurlements des samouraïs, le tonnerre des armes à énergie, les lames qui s’entrechoquent et se brisent sur des armures. La bataille qui progresse, dans cette nuit d’horreur, nui d’effroi. Son frère ainé, happé par des dizaines de bushis de Hanzo, sa tête au bout d’une pique. Son cadet, empalé contre un mur, du sang couvrant des lèvres duveteuses d’enfant. Son père, si fort, si fier, si courageux, qui pleurent de rage tandis que ses meilleurs guerriers meurent à ses côtés, et qui finit par s’ouvrir le ventre d’un seul coup de son propre sabre, car il sait bien que tout est perdu tandis que les bushis, les hatamoto et les capitaines de Hanzo défoncent les portes et les fenêtres de la maisonnée, shojis peints de couleurs délicates arrachés de leurs cloisons de papier mâché. Les femmes qui piaillent, dans la folie ambiante, hystériques, à chercher à ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Nuit d’horreur, nuit d’effroi. Celles qui commettent le suicide rituel, le jigai, dans le sang, les larmes, les excréments des corps encore chauds. Saori, cachée par une vieille servante. Tirée du sac de linge où elle avait cru trouver refuge par les bushis, les hatamoto et les guerriers de Hanzo. La vieille servante, décapitée d’un geste rageur. Nuit d’horreur, nuit d’effroi. Elle aura une mort rapide, elle, au moins. Saori, poussée devant un homme gigantesque, qui sent la sueur, le sang et la mort. Dans son œil unique brille la folie du combat. Elle se débat. Une claque, violente. Ses lèvres qui sentent le sang, goût d’acier dans sa bouche. Elle, couchée sur le dos. L’odeur de sueur, de sang et de mort, tandis qu’il la plaque contre le tatami duveteux. Ses hurlements, à s’en déchirer la gorge. Ses kimonos, arrachés d’une main de fer. Corps à corps brutal. Les larmes. Ses cris. Les ahanements de l’homme borgne. Les rires gras et veules de ses bushis, ses hatamoto et ses capitaines. La honte, tandis que son sang virginal se répand sur le tatami duveteux, déjà poisseux du sang de ses tantes, ses frères, son père. Les pleurs, de colère, de tristesse, de rage. Impuissante, tandis qu’on la force à coups de boutoirs. Et puis, le trou noir. La fièvre, l’envie de mourir. Une jeune fille perdue, honteuse, sur un pont de pierre, tandis que derrière elle les flammes d’un incendie ravage les restes de son enfance. Une envie d’en finir. Une main qui la retient. La lave, la soigne, lui réapprend à vivre. Un ronin qui ne lui demande rien, ne lui parle guère, et fait de Dame Saori une guerrière. Un ronin aux cheveux roux, avec une drôle de cicatrice qui barre son nez. Un homme qui lui redonna le goût des choses, avant de la laisser s’envoler. Fragile comme un oiseau. Mais avec un nouvel espoir.
Des années plus tard, Dame Saori est là, dans ce magnifique palais d’or et d’argent. La Carpe Rouge est devenu son foyer. Et aujourd’hui, il faut que sa tour d’ivoire s’effondre ? Par la seule crainte d’un homme revenu de son passé. Le Baron Hanzo, ses bushis, ses hatamoto et ses capitaines seront là, ce soir. Et il a spécialement commandé le plus dangereux des plats. Des sashimis de fugu. Une mauvaise incision, et elle tue Hanzo, ses bushis, ses hatamoto et ses capitaines. Mal couper le poisson-globe, et c’est la mort assurée. Pour les hommes qui mangeront ce plat, mais aussi pour elle, car ce sera sa tête qui sera prise pour laver l’affront. Mais venger sa famille, ses tantes, ses frères, son père, cela ne mérite-t-il pas qu’elle n’hésite pas à sacrifier sa réputation et sa place ? Au nom de l’honneur de sa race ?

Devant Dame Saori, une nasse pleine d’eau salée d’Umikaze contient le précieux poisson. Le fugu. Le poisson globe. Le poisson poison. Elle le saisit, d’une main raffermie de courage, le plaque après l’avoir assommé contre une planche de bois, et, sans hésiter, elle tranche vigoureusement d’un coup de lame acéré un premier sashimi…

mercredi 16 mars 2016

Mépris

Perdre les mots. Ne pas savoir que dire, quoi faire, comment réagir. Envie de fuir. Partir, loin, au cœur d’une forteresse cachée. Claquemuré au-delà de verrous d’aciers. Derrière, des sentiments cadenassés, renfermés, enclosés. Ne plus les laisser sortir. Ne plus les laisser filer. Ne pas les laisser s’enfuir.
Pour éviter le déshonneur.
Le ridicule de se laisser porter à ces mièvreries sentimentales et enfantines. Pleurer en public. Pis, montrer une faiblesse. Laisser transpirer cette émotion qui étreint l’âme et enserre le cœur, à l’étouffer. Sembler fort, ou le faire croire. Que tous ces mots d’oiseaux glissent sur toi. Comme une larme sur une joue avant qu’un nouveau sourire ne naisse aux commissures de tes lèvres.
L’instant où tu te crois seul, tu laisses tomber le masque. Un moment. Infime. Où tes yeux se perdent dans le vide.
Contemplation morbide de la vacuité de ta propre vie.
Pauvre con.
L’ennui de s’ennuyer. Le temps qui ne passe pas. L’impossibilité de fuir ta propre vie.
Tu voudrais t’échapper, mais tu vas quand même à cette soirée.
Encore une. A faire semblant. A jouer avec ta fatigue, alors que tu n’as qu’une seule envie, c’est être seul. Ne pas rire de ces mots qui ne te touchent seulement d’une caresse de tristesse, infinie.
Tu n’as qu’une envie, rentrer. Douleur dans le ventre, mal de crâne, vague à l’âme. A l’œil, une buée commence de scintiller au coin d’un cil. Fuir, fuir, fuir. Courir vite. Pour qu’ils ne te voient pas ; pour qu’ils ne te voient plus. Rentrer, te terrer, toi et ton cafard, au fond de to plumard. Rouler en boule, petit raton-laveur mal léché, affolé, affalé. Au milieu de tes livres, qui te servent de tours d’illusions, tu ne sens plus que le goût amer de tes échecs. Faux intello condescendant, vrai antisocial, ou vrai faux dandy. Tu ne peux plus que tailler ta pierre tombale. Tu te dégoûtes. Tu aurais envie de tout foutre en l’air. Tout jeter, casser broyer. Ne plus vivre au milieu de ton monde illusoire patiemment construit, pour ne plus souffrir, et qui maintenant bée de mille brèches longuement accumulées. Barrage démoli contre des sentiments guère pacifiques.

Tu te détruis tout seul, voûté sur le papier, un verre de rhum glauque devant tes yeux, l’odeur du tabac qui imprègne ta langue. Triptyque de ces nuits insomniaques où tu avoues tes impuissances au Créateur. Comme tous ces poisons que tu méprises, toi aussi tu surnage dans cette mare infecte, alors que tu te croyais plus malin que ces requins. Plus d’estime de toi. Seulement ce goût amer, âcre, et sale de tabac qui brûle tes lèvres comme l’alcool brûle ton foie. Au petit feu de tes larmes glacées et claires comme du pétrole. A en vouloir t’en arracher les yeux, les oreilles, le nez, la peau. Pour ne plus sentir cette amertume dans ta bouche.