« Chacun de nous a sa blessure : j’ai la mienne - Toujours vive, elle
est là, cette blessure ancienne - Elle est là, sous la lettre au papier
jaunissant - Où on peut voir encore des larmes et du sang ! » Cyrano de Bergerac
Le réveil avait été dur. Les traits tirés, la langue pâteuse et les
yeux torves. Asdel, nauséeux et courbaturé d’avoir dormi engoncé dans
son armure d’acier terni, s’était trainé jusqu’à la cuisine, où il avait
maladroitement fini par faire un café noir, dans lequel il rajouta
quelques pincées de sel.
Pour aérer les brumes de son esprit, il
sortit sur le pas de la porte, respirant à plein nez l’odeur iodée du
petit matin à l’Arche. Là où il habitait, il n’y avait pas grand-chose,
quelques maisons, une plage de sable blanc. Calme et tranquillité,
c’était ce qu’il recherchait avant tout quand il rentrait ici.
Le café fumait devant lui, mais il ne le buvait pas. Son esprit était ailleurs, à la veille, dans la Taverne de l’Ombre du Lion.
Il
avait eu un besoin irrépressible de monter là-haut, sur les collines.
Pour revoir des amis et des connaissances. Tant de jours s’étaient
écoulés depuis qu’il était reparti. Et puis, il savait que sa quête
n’était pas encore finie, même si les pions s’étaient mis en place, il
allait dans les jours qui suivaient reprendre la route…Peut être pour ne
jamais revenir.
Il était donc allé à l’Ombre du Lion, Cypries venait
de rentrer. Cela le réjouit, au moins un qui revenait sain et sauf de
ces guerres éternelles. Il avait vu le visage radieux de Filmania, et au
fond de lui, il se disait que l’amour n’était pas mort dans ce Monde,
triste et lugubre.
Malgré les menaces des Dragons et des sbires de
Zhaïtan. Asdel était heureux. Tant de gens assemblés, dans la paix et la
fraternité. Certes, un Charr avait essayé de s’attaquer à Sayana.
Heureusement, une bonne semonce des nouveaux videurs, et surtout
d’Aurèn, avait calmé le jeu. Ils avaient fini ivre morts, Sayana
racontant des choses incertaines sur un mariage entre un Asura et une
Norn, et sur des combats de gladiateurs. C’était bien confus, mais cela
faisait rire le jeune guerrier, qui en avait bien besoin dans cette
période de dépression.
Et puis…Il s’était accoudé au comptoir. Digg
n’était pas là, mais Moréane Vorengard l’avait remplacé. Une boule avait
saisi au creux du ventre Asdel. Il ne lui avait plus parlé depuis
l’arrivée impromptue d’Aeris au Fort. Le condottiere se rappelait bien
de ce moment de tension, quand tout le monde avait dégainé ses armes et
que la magie frémissait dans l’air humide des marais. Par réflexe, il
avait poussé la jeune femme, lui offrant un rempart de son corps.
Rien
ne s’était passé, les Six en soient remerciés, mais quelque chose
l’avait troublé. Pourquoi avait-il agi comme ça ? Elle n’était qu’une
compagne de combat. Au début, il s’était dit que c’était par pur
galanterie, reflet de plusieurs générations à l’éducation bien polissée,
ou alors pour la protéger et ne pas se faire enguirlander par son frère
et son cousin. Ces réflexions étaient un peu cyniques et hypocrites,
surtout la dernière, aurait dit Mog. Même si ce dernier les aurait
justifiées juste pour embarrasser le jeune homme.
Asdel était alors
reparti sur les routes. Pour ne pas se poser de questions, pour fuir ses
pensées étranges et malsaines. Voyons, il aimait Sansha non ? Elle
était tout pour lui, malgré les distances, ou peut-être parce qu’elle
était inaccessible. Sur son cœur, il tenait encore l’invitation de
mariage, qu’il avait déchiré, avant de la recoller. Au dos, il avait
réécrit un poème ancien, que Mog avait chanté un soir, quand leurs
aventures étaient jeunes, et que la vie du guerrier était encore pleine
d’espoirs et de rêves. La dernière phrase disait ceci
« Vivit sub pectore vulnus ».
Cette
langue ancienne résonnait encore dans son âme, il ne se rappelait plus
la traduction exacte, et se demandait même si Mog ne l’avait pas inventé
pour terminer une de ses histoires rocambolesques. Toujours est-il que
oui, sa blessure brûlait toujours dans sa poitrine, malgré la carapace
d’acier qui le protégeait constamment.
Sauf que ce soir, Moréane
regardait le jeune homme bien en face. Intrigué, il lui avait demandé ce
qu’il se passait, et elle avait répondu qu’il était charmant…
Alors
cette nuit, ces paroles, associées aux regards appuyés de Moréane, aux
sourires complices d’Aurène et Maelenar, et sa propre tendance à
raconter des imbécilités, avaient déboussolées Asdel. Pour en ajouter
une couche, Maelenar l’avait mis au défi de boire, à moins que ce soit
lui qui ait commencé, pour avoir quelque chose à faire plutôt que
croiser ses yeux bleus aussi profond que l’Océan du Bord du Monde.
Aurèn
leur avait servi, amusée, un alcool tiré d’une grosse jarre en terre
cuite, servie dans un dé à coudre. Ils avaient avalé la liqueur cul sec,
par défi. Et là, Asdel l’avait regretté. Le Tord-Boyaux était pire que
les fumeries opiomanes de Mog, il brûlait les chairs et l’âme,
décrassant ce qui avait de pourri dans le corps, de haut en bas. Il
avait senti sa bouche enflammée par l’alcool, qui s’était répandu après
dans ses entrailles, diffusant une chaleur plus torride encore que les
Feux Infernaux.
Rouge, le souffle court, Asdel avait regardé le
Vorengard. Maelenar semblait dans le même état que lui…Et il comptait
remettre ça. Sous l’œil goguenard des deux serveuses.
Le cerveau
d’Asdel s’était échauffé, et il se disait que c’était une mauvaise
idée…Mais le défi était lancé. Il ne savait pas si Maelenar faisait ça
pour se rendre intéressant auprès d’Aurèn, avec qui il échangeait
souvent des petits regards doux et complices, mais en ce qui le
concernait, il espérait surtout se mettre minable, pour éviter le regard
inquisiteur, bleu acier, encadré par des petites mèches rousses qui
tombaient sans cesse dessus, qui fixait Asdel comme s’il regardait
directement au fond de son cœur.
L’alcool fit le même effet. Sauf que
là, le guerrier se sentait au bord de la chute. Il avait les jambes
coupées, en plus du poids de son armure. Un seul remède disait Mog,
boire encore plus, et frais si possible. Éperdument, il se plongea dans
un nouveau verre, du Punch cette fois. L’ivresse était là, il savait
qu’il déraillait, sous le regard de Moréane. Il aurait dû fuir, mais il
n’était plus vraiment en état. Et puis, d’un certain côté, c’était
flatteur, et à la fois très surprenant. Mais au moins, ce soir, et
depuis longtemps, il s’amusait.
Jusqu’au moment où Jon Kasarev entra.
Il entendit sa voix glaciale leur parler, après qu’ils aient discutés
d’Eyris. Il ne l’avait pas vu entendre, mais Asdel connaissait de nom ce
serpent. L’ex lieutenant de la Garde Jon Kasarev, un alcoolique qui
fumait sans cesse des cigarettes en papier roulé, et qui en voulait à
Eyris. Asdel s’était détourné, mais il n’avait pu s’empêcher de montrer
son aversion, en serrant la chope, prêt à la briser sous son poing
d’acier. Un regard de Moréane, et il lui avait souri, desserrant les
dents et sa poigne. Mais Kasarev avait continué de parler, découpant
chacun des mots de sa voix métallique, parlant un argot qu’Asdel
répugnait à entendre. Il s’était alors tourné, ivre de rage et de
fureur…